Ruiling n’est pas un animal sociable. Le retour à la capitale n’est pas synonyme pour elle de sorties dans le centre-ville, de lèche-vitrines ou de soirées dans les salons de thé et auberges comme cela est le cas pour nombreux soldats en permission. Les activités citadines ne lui manquent pas. Elle n’en profite pas non plus pour inviter ses amis pour discuter des heures durant, rattrapant le temps perdu. Déjà parce qu’elle n’a pas grand-chose à raconter, à part les entrainements et les tours de garde et ensuite parce qu’elle n’a pas vraiment d’amis. Et même si elle en avait suffisamment pour organiser une soirée, elle ne commettra pas la folie de les invités tous en même temps. Trop d’interactions à gérer simultanément. Cependant elle n’est pas non plus une ermite fuyant toute forme d’échange. Elle a quelques connaissances qu’elle va saluer quand elle est de retour dans sa ville natale. Takuya figure sur la liste.
Les deux sont intrinsèquement liés, comme deux côtés d’une même pièce, le même alliage ayant subi les mêmes coups de marteau pour les modeler selon les souhaits de la Nation et pourtant… différents. Et plus le temps passe, plus leur différence se renforce, le fossé se creuse quand bien même elle essaie de le combler. Un écart qu’elle a elle-même imposé, refusant de trop se rapprocher pour ne pas être uniquement associer à un autre enfant sang-mêlé. On lui reprochait déjà assez sa différence, l’impureté de son ascendance pour qu’elle tende en plus le bâton pour se faire battre. Il fallait qu’elle prouve qu’elle n’était pas que le fruit d’une union mixte, qu’elle était une citoyenne dévouée, un membre investi de la Nation, un fervent futur soldat de l’armée. Et pour cela elle ne pouvait pas passer tout son temps avec Takuya, même s’il était bien plus amusant et surtout moins pompeux que les autres enfants. Mais non il fallait qu’elle prouve à ces sales gosses qu’elle avait sa place parmi eux, il fallait qu’elle botte les fesses à ce morveux outrecuidant de @Shao Jin. Ruiling ne pouvait en vouloir qu’à elle-même. Peut-être aussi aux astres pour avoir créé une divergence dès le départ. Par définition les côtés d’une pièce ne sont jamais identiques, pile et face.
En marchant vers le lieu de rendez-vous, elle se remémore les instants de solidarité. Dans les moments difficiles, quand elle tombe sur un imbécile profond et qu’elle ne peut plus lui foncer dans le lard comme elle l’aurait fait enfant, repenser à leurs regards complices échangés apaise le feu qui prend naissance en elle. Malgré les années, l’entrainement et la discipline de fer, sa réaction première sera toujours la colère. Le port est relativement calme, les bateaux ne sont pas encore revenus de la pêche. Les puissantes effluves marines et poissonneuses la saisissent avec vigueur. L’endroit n’a rien de romantique et c’est pourtant ici même que ses parents sont tombés amoureux. Le cœur peut s’emballer de manière surprenante et inattendue. Un animal sauvage mis en cage. Ruiling prend la direction de la colline nord. Une fois les hauteurs atteintes, elle laisse son regard errer le long de la côte, les bateaux restés à quai, l’écume dessinant des formes abstraites, la lumière du soleil se reflétant sur les toits… Elle aime cet endroit et ce qu’il représente. L’agitation citadine et la fougue océane. Le monde connu et l’inconnu. La relative sécurité de l’archipel natal et le mystère du continent. La colline bien sûr ne domine pas la ville aussi haut que la résidence du seigneur du feu mais lorsqu’ils étaient enfants ils avaient l’impression de dominer le monde. Cela leur faisant du bien de s’éloigner des autres, de pouvoir les regarder de haut pour une fois, eux sang-mêlé, engeance impure. Un lieu significatif devenu un rendez-vous incontournable.

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6e mois de la 53e année de l'ère Ri Wu

Hikyo,colline nord

@Mori Takuya

Un éclair roux traverse les hautes herbes. Trahi magnifiquement par sa couleur fauve contrastant avec la végétation, le petit prédateur compense par sa vélocité, mais il ne doit le succès de son attaque qu’à leur relation commune. L’animal varappe sur son corps avec dextérité. C’est à peine si elle sent ses griffes. Ruiling glisse ses doigts dans sa fourrure, lui rendant l’affection que Jiju lui témoigne. Takuya arrive quelques instants après. Comme d’habitude, leur petit jeu reprend. Ils ne se regardent pas dans les yeux, ne s’échangent pas de salutations, laissent planer un silence pesant. Du coin de l’œil, elle voit ses lèvres s’étirer timidement. Elle est la première arrivée mais il est le premier à prendre la parole. Il aurait été dommage en effet ne pas se croiser, de ne pas se revoir pour discuter, parce que malgré tout, ils ne peuvent s’ignorer, attirés l’un vers l’autre comme des aimants. « Le hasard fait bien les choses. Ou alors c’est la chance ? » Une force supérieure qui les guide, qui refuse de les voir se séparer. Elle aussi à besoin de partager ses récentes expériences. Le parallèle avec l’animal de compagnie lui arrache un frémissement des lèvres, les prémices d’un sourire qu’elle n’ose pas former. Alors qu’il caresse Juji, elle sent son regard sur elle et ose enfin tourner son visage dans sa direction. Elle roule des yeux, prétendant ne pas être affectée par ses paroles, parce que c’est ce que font les soldats et les maîtres du feu, ils contrôlent leurs émotions, ils n’ont pas les nerfs à fleur de peau. « Ho arrête ! Tu sais très bien que je ne te déteste pas. » Je ne pourrais jamais te détester. Il devrait le savoir depuis le temps. Elle s’énerve, elle fulmine, elle tempête. Takuya peut l’agacer parfois mais c’est avant tout la situation en elle-même qui provoque son ire. Leur lien qui s’étiole malgré ses efforts. Elle a l’impression que plus elle s’acharne et plus elle aggrave le problème. Peut-être devrait-elle lâcher prise. Hélas lorsque l’un des deux baisse les armes, l’autre en profite pour redoubler d’arguments et invariablement, irrémédiablement, inévitablement ils finissent par se quereller. Les entrevues s’espacent davantage et les retrouvailles sont tendues, hésitantes, maladroites. Elle a l’impression qu’une décennie s’est écoulée depuis la dernière fois. Elle a l’impression que c’était hier. « Trois mois je crois. N’y vois rien de personnel. Ça devient plus compliqué d’obtenir une permission ces derniers temps. » La guerre. Les batailles sur le continent qui s’intensifient. Les rumeurs de séditions parmi les forces armées déployées. L’atmosphère est tendue même dans les postes défensifs éloignés des villes. Un climat qui rendrait presque suspect les demandes de quitter la caserne. Elle ne le comprend pas. Ne veut-il pas leur prouver qu’ils avaient tous tort ? Que les préjugés sur les sangs-mêlés sont infondés, que les enfants métisses ne sont pas des traitres en puissance. Si son dévouement n’est pas sans faille, s’il n’est pas corps et âme lié à la Nation, alors tout ce qu’ils ont tenté de démontrer n’aura servi à rien. Ils se seront si fiers d’avoir eu raison. Elle pouvait déjà imaginer leur air si imbu d’eux-mêmes, le sourire outrecuidant tandis qu’ils martèleraient des innombrables « je vous l’avais bien dit ». « Vas-y raconte-moi ce que j’ai raté depuis ma dernière visite. » Depuis notre dernière dispute.

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Mois 0, jour 0

colline du nord, Hikyo

@Mori Takuya