Tu n’aimes pas faire de longs voyages en mer, Shohei. Prendre le ferry entre Shuto et Shuhon, pas de problème. Prendre un navire pour se rendre dans vos colonies ou sur les côtes de ce royaume honni, c’est une autre paire de manches.

Surtout en ce moment.

Tu grinces des dents, Shohei, en repensant à la marine. Pas laissée totalement en ruines, non, mais gravement endommagée. Si les chantiers s’activent pour tout reconstruire, vos pertes ont été trop importantes pour que quelques mois effacent tout.

Et de  plus, ces maudits gens du royaume patrouillent davantage ! Y compris dans les eaux ! Et construisent ces murs boueux et ignobles qui pourtant forment une première barrière efficace. Tu peux beaucoup de choses, Shohei, mais détruire des murs à coups d’énergie du ressentiment t’épuiserait pour pas grand-chose. Mieux vaut laisser ça à vos canons. Au moins une arme qui ne demande pas de dépendance aux élémentaux feu et dont n’importe qui peut se servir. Peut-être devrais-tu demander à Takuya s’il a une idée pour en créer un plus petit et plus portatif. Dépendre de ceux fixés aux navires est encombrant.

Quand, enfin, la rivière remontée, tu peux poser pied à terre, tu ne peux t’empêcher de lâcher un soupir de soulagement. Il fait froid, trop froid à ton goût, ou peut-être est-ce simplement le froid perpétuel qui t’étreint. Tu ne sais plus vraiment faire la différence, tellement il fait partie intégrante de toi.

Est-ce bien prudent, de venir dans ce territoire ? Peut-être pas. Mais ce n’est pas la prudence qui vous gagnera la guerre. Vous avancez peu, trop peu à ton goût, Shohei, et la résistance de Taku, pourtant à moitié en ruines, t’ulcère. La ville devrait déjà être une colonie depuis longtemps. Mais malgré vos tentatives, quand vous tenez la ville, ce n’est jamais assez longtemps pour la déclarer comme faisant définitivement partie de votre territoire. Tu ignores s’il y a quelque magie, là. Peut-être des protections posées par une des sectes de cultivation du Royaume, ce précieux Jardin dont ton frère chante encore les louanges, malgré les années, malgré en avoir été chassé comme un chien galeux.

Les gravats grincent sous tes pas, rocaille de rivière plutôt que terre. Cela changera une fois que tu entreras plus profondément dans les terres. Vous ne pouviez pas remonter la rivière beaucoup plus loin sans risquer d’alerter de votre présence. Tu fais signe que tu continueras ton chemin de ton côté. Deux disciples du Temple te suivent, pressés, eux aussi, de se mettre au travail. Mais oh, pas de bataille tout de suite, Shohei. Non, d’abord, tu dois récolter ta matière première.

Idiots gens du Royaume de la Terre, à toujours mettre leurs morts dans des montagnes. Leurs cimetières sont si faciles à trouver, si facile à désacraliser. En revanche, tu détestes cette pierre trouvée partout, cette pierre dont tes morts peinent à se défaire. Mais tu as retenu la leçon, depuis tes premiers essais, et les disciples qui t’accompagnent s’attellent déjà à la tache, brisant les tombes les plus prometteuses – les morts jeunes, fauchés en plein élan, si plein de ressentiment face aux injustices de la vie –, tu déambules plus loin sur le chemin, dans la montagne, cherchant une potentielle tombe fraîche, un mort facile à déranger. Tu ne peux pas encore contrôler plus de vingt zombies plus de dix minutes sans t’effondrer de fatigue et au bord d’une déviation du qi, mais c’est déjà suffisant pour faire des dégâts, surtout si vous êtes plusieurs. Tes disciples ne sont pas encore à ton niveau, mais avec la petite faction qui s’exerce à la nécromancie, vous pouvez aisément gagner une compagnie de soldats qui ne craignent ni la douleur ni la mort. Et ces soldats sont toujours précieux, même si l’armée régulière les déteste. Ce sont au moins des boucliers de chair pour les enfants du feu.

Tu en es à ranimer une victime prometteuse, l’homme sortant de terre encore frais et reconnaissable, quand tu sens une présence...dérangeante, non loin. Qui jure avec ta propre énergie.

Un esprit ? Ou un cultivateur qui s’est aventuré bien loin de son terrain ?

Chaque visite dans les territoires dominés par la Nation du Feu implique toujours une séparation plutôt difficile avec ton enfant. Difficile pour toi. Depuis sa naissance, si tu l’emmènes avec toi la majorité du temps lorsque tu es en voyage, tes aller-retours vers le territoire qui t’a vu grandir lui ont toujours été refusés, même si une part de toi aimerait qu’il apprenne à connaître sa culture, même si tu éprouves certains remords à l’idée de le privé de ce qui devrait être son droit naturel que de connaître ses origines. Ces pensées sont toutefois rapidement écartées quand tu te rappelles les raisons derrière cette scission entre ta famille et ton enfant. Aujourd’hui encore, tu trembles à l’idée que tes souverains apprennent l’existence d’une descendance Sakai de plus. Pas qu’il puisse y avoir la moindre prétention au trône de sa part puisqu’il n’y a nulle maîtrise du feu, mais tu doutes qu’on éprouve la même miséricorde pour cet enfant qu’on a eu pour les bâtards de la génération précédente. Tu crains aussi que son père apprenne l’existence d’un rejeton. La dernière fois que c’est arrivé — à ta connaissance — le nourrisson avait quitté ce monde avant même d’avoir pu goûter à ses quelques douceurs. Tu n’es pas sans défense et s’il te faut affronter ton ex-mari pour protéger le seul fruit de ce mariage voué à l’échec, tu n’hésiteras pas. Cela n’empêche tout de même pas que tu préfères éviter devoir te retrouver dans cette situation. Finalement, tu connais les vues qu’on tes parents et tes proches au courant de ta grossesse. Si tu partages une part de l’ambition qui les anime, jamais ce ne sera au dépend du bonheur du petit être sur lequel tu as veillé, celui que tu as créé, presque seule. Alors même si tu vois toute l’injustice derrière ta décision, même si tu comprends les frustrations d’un jeune adulte qui veut en apprendre plus sur ce qu’il est, tu refuses encore d’un bloc tout contact. Même en allant à peine plus loin que les colonies.

Taku, au cœur de ces dernières, est d’ailleurs ta destination finale cette fois. Ton dernier voyage à Hikyo ne remonte qu’à peu de temps et bien que sous certains aspects, les tiens te manquent, tu limites tes allés retour entre les deux capitales des nations ennemies. D’une part parce que le voyage est long et pénible — en route et une fois arrivée —, d’autre part en raison de la pression que tu subis de la part de tes condisciples au Jardin des Parfums dissimulés. S’il en existe pour croire en ta loyauté, nombreux sont ceux aussi qui te soupçonnent d’être à la botte des seigneurs du feu, mais encore plus — l’insulte ultime — de n’être qu’une espionne du Temple du Soleil pourpre. Comme quoi les Sakai n'en auront jamais assez de ternir ta réputation par leurs actions, même si tu les condamnes et ne les approuvent pas. Le plus sage serait sûrement de cesser tout contact, mais cela voudrait dire se priver de bien manger et la petite bourgeoise en toi s’y refuse tout de même avec véhémence. Les plats du Royaume de la Terre, même préparés avec les meilleurs ingrédients sont toujours beaucoup trop fade à ton goût. C’est d’ailleurs l’objectif de cette courte expédition : te réapprovisionner en épices. Sachant que la ville portuaire et commerçante est beaucoup plus facile d’accès, voilà une quête qui ne justifie pas un retour sur les îles et qui t’excuse facilement de ne pas pousser jusqu’à la demeure familiale, même de cacher ton passage pour ne pas avoir à donner des explications outre mesure.

Tu es presque à bon port quand tes sens t’alertent d’une énergie sombre. Les disciples du Jardin ne sont pas spécialement portés sur le combat, mais tu t’es assurée d’avoir des talismans sur toi avant de partir, au cas où vous croiseriez en route quelques créatures maléfiques. Sans rien dire, ni alerter personne, tu t’éclipses du groupe de marchands ambulants auquel tu t’étais ajoutée pour le temps du voyage. Personne ne remarquera ton absence, ni les secrets que tu as soigneusement consignés dans ta mémoire, à l’affût de toute conversation à portée d’oreille au cours du chemin. On apprend beaucoup du peuple. En échange, de leurs précieuses confidences insoupçonnées, tu te charges discrètement d’éliminer ou de repousser les fantômes et monstres.

Guidée par tes sens spirituels, tu finis par te retrouver en bordure d’un lieu de sépulture. Un frisson te traverse, alors qu’un mauvais pressentiment t’assaille. Bien que les rites mortuaires locaux te semblent toujours aussi incompréhensibles, ce n’est pas l’idée des cadavres qui te répugne, mais plutôt la possibilité que ce qui t’a attirée ici soit l’œuvre de cultivateurs de cette secte parjure. Plus tes interactions avec les disciples de Katsu sont limitées, le mieux tu te portes. Plus tu t’approches, plus tes doutes se confirment. Au moment où tu t’apprêtes à rebrousser chemin, ne souhaitant pas te mêler à ce qui ne te concerne pas — autant réprouves-tu leurs pratiques, ce n’est pas à toi de les arrêter et encore moins de contrecarrer les plans de la Nation du feu, puisqu’il est aisé de supposer qu’ils sont là sous ordres — tu te retrouves nez à nez avec l’un d’entre eux, qui a probablement senti ton énergie spirituelle.

Tu ne t’attendais pas à ce visage-là par contre. Pas que ça t’étonne vraiment, sans jamais avoir cherché à prendre des nouvelles, forcément tu as entendu parler de ton ex-mari : il n’a pas été effacé de la société comme toi tu t’en es fait disparaître. Et même si ça n’avait pas été le cas, de le voir drapé des couleurs du Temple n’aurait pas été une surprise. Le revoir ne te cause pas particulièrement d’émoi, mais tu es encore plus soulagée à l’idée d’être venue seule, de n’avoir pas cédé aux suppliques. Les résultats auraient pu être catastrophiques. Après autant d’années, tu te retrouves toutefois sans mots, ne sachant pas trop si tu dois le saluer ou passer silencieusement ton chemin. Finalement, tu optes pour un entre deux.

- J’ai ressenti une énergie impure, mais je crois que mon devoir d’en vérifier la nature s’arrête ici.

Tu ne peux empêcher une certaine note dédaigneuse traîner dans ton ton de voix, malgré la courtoisie qui a toujours régné entre vous au temps de votre mariage. Peut-être n’est-ce plus nécessaire maintenant que vingt ans ont passé et que tu es son aînée plutôt que son épouse? Pourtant, c’est bien un dernier semblant de respect conjugal qui t’a fait parler, plutôt que de partir sans ouvrir la bouche. Rien ne t’y obligeait. Sûrement, quiconque d’extérieur devant cette scène n’aurait jamais l’idée qu’autrefois vous fussiez unis matrimonialement : on se serait peut-être plutôt attendu à ce que tu prennes de ses nouvelles ou encore que tu entres dans une colère noire. Mais que de dire deux partis joints sans le désirer, ni s’y opposer, puis séparés avec les mêmes sentiments?

Les doigts qui se plantent dans la terre, ou plutôt s’en détachent, s’y arrachent. C’est un spectacle toujours étrange, bizarrement euphorisant, de voir ces mains plus ou moins décomposées, ces ongles plus ou moins cassés s’arracher de terre, sous ta seule volonté. Malice implantée, malice provoquée, tu réveilles tout ce qu’il y a de plus mauvais dans ces morts et en toi. Cette énergie sombre, insaisissable, impure, selon ceux qui suivent la voie orthodoxe, mais si puissante, oh, si enivrante.

Les bras sortent, petit à petit, la terre se fend, grogne, tremble. Les muscles sont encore présents, puissants. Un mort jeune, un mort agile. Bien. Un bon membre pour ta future armée.

Mais bientôt, tandis que ton cadavre sort petit à petit de terre, tu sens une présence, non loin. Une présence dérangeante, comme une flamme trop vive alors que tu es dans une pièce sombre, comme un feu qui blesse après trop de temps passé dans le froid. (Un froid que tu ne connais que trop bien, désormais.)

Tu n’as pas énormément d’expérience avec ce genre d’énergie, Shohei, car les cultivateurs ne sont pas légion dans ta nation, trop peu à suivre les tentatives naïves de ton frère, et vous croisez relativement peu ceux des sectes ennemies sur le champ de bataille. Mais tu reconnais cette sensation, que ton frère encense tant, et qui ne te sied pas, ne t’attire pas vraiment non plus.

Le feu ne t’a pas choisi, Shohei. Pourquoi irais-tu poursuivre une autre flamme ?

Quand tu te retournes, tu ne reconnais pas immédiatement les traits. D’une, parce que cela fait bien vingt ans que tu ne l’as pas vue, à part peut-être croisée rapidement lors d’une grande tablée, que ce soit réunion familiale ou une réception plus officielle de la noblesse de la Nation du Feu. De deux, car tu ne t’attends pas vraiment à la croiser ici, dans ce coin perdu du Royaume de la Terre. De trois, il faut avouer que tu n’as jamais été un époux très attentif à ta femme.

Ton regard se porte d’abord sur ces traits qui n’ont, en réalité, pas tant changé. Des traits plus adultes, plus mûrs, oui, mais Xiuying garde un éclat, une beauté raffinée mais subtile que tu n’as pas su apprécier, à l’époque. Une prestance qui, peut-être, lui faisait défaut, à l’époque. Le temps lui a-t-il donné une plus grande confiance, aisance ? Loin de ton ombre, de celle de ta famille, a-t-elle pu s’épanouir comme elle aurait dû ?

Et puis tu vois la couleur de ces robes, ces robes que tu n’as en réalité jamais vues autrement que dans les peintures de ton frère nostalgique, ton cadet ayant été dépouillé des signes de la secte qu’il avait rejoint, avec son épée et ses manuels, ne gardant son savoir que dans sa mémoire.

Mais même si tu ne devinais pas là le Jardin, dans ces motifs floraux élégants s’entremêlant sur les cols et les manches, la simple alliance de vert et d’or qui la parent la désigneraient déjà comme traître à ta nation.

Ou peut-être pas traître, amendes-tu, reconnaissant que les sectes du Royaume ne sont pas tant fidèles à leur souverain qu’à elles-mêmes. Mais Xiuying n’est certainement plus affiliée comme elle devrait l’être à sa terre natale. Un voile de glace glisse dans ton regard à la vue de ces couleurs.

Attention détournée, l’énergie dans tes veines se fait plus chaotique, ton mort ranimé manque d’échapper à ton emprise avant que d’un rapide geste, tu n’immobilises ta création, dont les mâchoires ouvertes sont étirées en une grimace menaçante, comme un animal prêt à mordre. L’interruption est malvenue, et contrôler à nouveau le zombie alors que tu as seulement commencé à le réveiller risque d’être pénible et dangereux. Dire qu’il était si prometteur. Tu devras probablement l’éliminer si tu ne peux pas le ranimer sans qu’il ne cherche à se retourner contre toi.

Les mots de Xiuying, quand ils tombent, t’étonnent presque de par leur dédain. Si votre mariage n’a jamais été chaleureux, il a au moins été respectueux dans l’ensemble. Ah, tu imagines que le cadavre ranimé joue beaucoup, hm ?

Tu hausses un sourcil en direction de ton ex-femme.

« Xiuying, ça fait longtemps. »

Peut-être devrais-tu être plus poli, Shohei, plus respectueux. Mais l’entrée en matière de Xiuying, parlant d’emblée d’énergie impure, te donne envie de montrer les dents, te donne envie de rétorquer, d’aller à la confrontation. Ah, les cultivateurs orthodoxes et leur sainte voie. Tu détestes qu’on te prenne de haut.

Peut-être en un autre temps, tu aurais été plus courtois. Tu aurais respecté Xiuying pour le passé entre vous. Mais ce vert brûle tes rétines, enflamme ton orgueil, et ce ton dédaigneux et traînant...non, Shohei, tu n’as pas envie d’être plaisant.

« Oh ? Tu ne vas pas m’arrêter ? N’est-ce pas ton devoir de disciple du Jardin ? » renvoies-tu, moqueur, narquois, quand tu croises les bras devant toi, ta créature grognant à tes côtés.

Mâchoires de mort, prêtes à tuer les soldats du camp adverse que Xiuying semble avoir choisi.

Tu es presque étonnée qu’il prononce ton prénom, comme ça. Presque parce que tu n’as jamais eu d’attentes envers ton époux lorsque vous étiez mariés, alors maintenant que vous ne l’êtes plus, encore moins. Deux décennies se sont écoulées déjà. Plus rien ne vous rattache plus, sauf ton plus grand secret et tu vas bien te garder de lui révéler qu’il est père. La dernière fois qu’il a appris ce genre de nouvelles, il a fini en prison, c’est dire combien ces révélations lui procurent un terrible plaisir. Vous vous êtes débrouillés sans lui pendant aussi longtemps, même si son opinion a changé, c’est trop tard pour l’intégrer. D’ailleurs, on n’ose pas imaginer à quel point vous formeriez une famille dysfonctionnelle avec un homme qui pratique la nécromancie pour chef. Ah non! Jamais tu ne risquerais plus encore ta position au sein du Jardin, pas pour cet homme. Qui d’ailleurs ne paraît pas particulièrement heureux de te revoir. En soi, tu peux comprendre. Il doit tout ignorer des raisons pour lesquelles tu as choisi de t’exiler loin de chez toi, de votre nation, si Katsu a tenu sa promesse de ne rien révéler à personne. À ses yeux, tu dois ressembler à une femme qui a tourné le dos aux siens, qui s’est affiliée à l’ennemi. Peut-être que d’autre éprouverait de la gêne de se présenter ainsi, devant une personne du passé, mais pas toi. Tu gardes la tête levée, le menton pointe fièrement devant toi. Il ne te fait pas peur. Même avec l’horrible monstre qui s’est levé à côté de lui, même si tu sais qu’il pourrait tenter de s’en servir contre toi. Tu n’as pas tellement changé depuis cette époque lointaine où vous étiez encore liés, la différence majeure, c’est que maintenant tu ne te laisses plus marcher sur les pieds. Et si tu n’as pas été plus virulentes dans tes propos, c’est qu’il reste une pointe de courtoisie. Shohei n’était peut-être pas un bon époux, mais il n’était pas mauvais non plus. Tu n’avais jamais exigé fidélité de sa part, seulement d’être tranquille, maîtresse de toi-même et là-dessus, tu n’avais strictement rien à lui reprocher. C’était ta famille qui le jugeait mal.

Qu’il te nargue, ça ne te fait rien. De tes devoirs il ne sait rien. D’une part, tu n’es pas en mission pour le Jardin en ce moment. D’autre part, peut-être qu’un autre disciple de ta secte ne prendrait pas le temps d’y réfléchir à deux fois et tenterait de mettre fin au sort ranimant cette pauvre carcasse tirée de son repos, mais toi… C’est différent. Compliqué. Tu te doutes bien que si les cultivateurs du Temple sont là, c’est probablement parce qu’ils y ont été envoyés en mission. Et si tu condamnes les moyens choisis par tes souverains, tu leur portes allégeance encore. Ce n’est pas pour rien que tu es un peu dans l’eau chaude au Jardin, incapable de te détacher de l’endroit qui t’a vu grandir, alors que tu ne devrais n'obéir qu’à ton maître.

- Et ne serait-ce pas ton devoir de me ramener à Hikyo, sous les chaînes d’une traîtresse? répliques-tu en te surprenant toi-même. On ne peut pas dire que vous ayez eu beaucoup d’échanges par le passé, et encore moins avec ce genre de verve. C’est un jeu un peu dangereux que de le piquer, le provoquer. Bien que vous fussiez des étrangers dans la même maison, tu n’ignores pas complètement quel est son caractère. Peut-être l’as-tu plus observé que lui ne t’a jamais porté d’attention.

Tes doigts se tendent, prêts à attraper Ruifeng au cas où il ne goûterait pas trop à ta riposte. Tes talismans sont tout près, dans le col de ta tunique. Pas question de te laisser approcher, le combat à distance t’avantagera plus s’il faut en venir là. Vous êtes des espions, le combat ce n’est pas votre spécialité, surtout pas la tienne.

- Je n’ai pas d’ordre de me mettre en travers de la Nation du feu, alors pourquoi risquer ma vie pour une cause qui n’est pas la mienne?

Surtout que maintenant tu n’es plus seule. Quelqu’un dépend de toi. Bon, cet enfant n’en est plus un et n’a peut-être plus autant besoin de ton soutien et de ton aide que toi tu le crois, mais une mère sera toujours une mère. Comme à chaque fois que tu t’absentes, tu es déjà pressée de rentrer au bercail pour veiller sur ta progéniture. Mine de rien, déjà adulte.

Peut-être faisait-il allusion aux hostilités entre vos sectes. Peut-être devrais-tu tenter de mettre fins à leurs pratiques déshonorables., mais dès que tu serais partie, ils recommenceraient. Et si personne n’a mis fin aux jours de Katsu quand il a déshonoré le Jardin avec ses distorsions de la cultivation, tu ne vas pas non plus te mettre à prononcer les droits de vie ou de mort de ses disciples. Et puis… c’est Shohei. Peut-être le mouton noir de la famille Sakai, mais un Sakai tout de même. Le seul homme avec qui tu as partagé un pan de ta vie, de ton intimité. Le père de la chair de ta chair. Autant ne pas s’aventurer sur ces avenues ratoureuses et dangereuses.

Le défi qui brûle dans les yeux de Xiuying, le menton relevé, la posture digne, ah, cela change de l’image de ton ex-épouse.

Tu es surpris, de la répartie, de la verve, que semble avoir développé Xiuying lors de ces années de séparation. Tu te rappelles d’une femme, pas docile, non (les femmes de la Nation du Feu n’ont pas à être dociles, c’est le ressort de ce Royaume de la Terre beaucoup plus inégalitaire), mais discrète, tranquille. Ce feu neuf te surprend, ou peut-être a-t-il simplement couvé durant les années de vie que vous avez partagées.

Tu hausses un sourcil à la provocation. La ramener à Hikyo enchaînée ? Peut-être le devrais-tu, oui. Même si généralement, tu trouves qu’il est plus facile d’exécuter directement les traîtres. Quand l’ordre est mort ou vif, tu choisis plus généralement la première option. Un traître est un danger et toute réformation n’est probablement que duperie. On ne peut compter sur quelqu’un qui tourne sans cesse sa veste.

« Es-tu une traîtresse ? » demandes-tu, étrangement sincère. Tu peux au moins lui laisser le bénéfice du doute. Tu t’étonnes toi-même de cette magnanimité.

Mais après tout, Xiuying fait partie de la noblesse de la Nation du Feu. Et vu l’énergie spirituelle que tu perçois, il serait fou de croire qu’elle est disciple depuis peu. Cela veut donc dire que son appartenance à la secte est probablement connue et tolérée des cercles qu’elle fréquente. Les disciples venant de ta Nation dans cette secte sont rares, mais pas inexistants. Ton frère en est, après tout, un parfait exemple.

Tu soupires. « J’aurais probablement dû écouter plus attentivement mon frère quand il parlait du Jardin. J’ignorais que tu étais là-bas. »

Est-ce que cela aurait changé quelque chose ? Peut-être, peut-être pas. Tu t’es assez désintéressé de Xiuying durant ces années et apprendre cette nouvelle t’aurait probablement quelque peu déplu comme à présent, mais tu aurais fini par oublier l’offense et passer outre. Ce n’est pas comme si ça avait un impact sur ta vie actuelle.

C’est surtout la surprise de la croiser ici, la revoir et la revoir dans ces couleurs qui t’irrite, Shohei. Tu n’aimes pas ne pas maîtriser ton environnement. Et tu n’aimes pas être pris par surprise ainsi.

La colère froide fait place à de l’irritation. Non, tu n’aimes vraiment pas voir ces couleurs. Heureusement que ton frère a été expulsé avant que tu ne le vois en vert et or. Ça t’aurait donné envie de lui nuire encore plus que d’accoutumée.

À côté de toi, ta créature réagit à ton attitude plus calme, se faisant moins agressive. Peut-être pourras-tu le contrôler, au final. Tu lui jettes un regard, resserres ta volonté autour de la créature comme tu lui mettrais des chaînes autour du cou. Une fois satisfait du contrôle relatif que tu as sur la créature, pas encore totalement tienne, et pas encore réveille comme il le faudrait, tu tournes ton attention vers Xiuying :

« Le Jardin n’obéit pas directement au Royaume et la secte est officiellement neutre dans ce conflit. Une position qui ne m’enchante pas, mais que je peux respecter. Si tu es ici pour nuire à la Nation du Feu, c’est autre chose. »

Tu reçois bientôt la confirmation que ton ex-épouse n’a pas d’ordre de se mettre en travers de la Nation du Feu. Au moins une bonne chose. Cependant, quelque chose attire ton attention dans ses mots.

« Oh ? Quelle est ta cause, alors ? Celle de ta nation de naissance ? »

Question piège, question curieuse. Car dans ton chef, Shohei, il est difficile d’imaginer être à cheval sur deux nations. Tu n’apprécies peut-être pas tout dans ton pays (tu n’en aimes certainement pas le leadership) mais trahir ta nation, la quitter, ne te viendrait jamais à l’idée. Partir pour des terres uniquement bonnes à être colonisées et adopter leurs moeurs te paraît absolument ridicule.

La politique n’a jamais été ton fort, Shohei. Ou plutôt, on ne t’a jamais permis que ce soit ton fort. Peut-être y aurais-tu été doué, qui sait. Mais non. Tu es davantage une force disruptive qu’autre chose. Renverser un régime ? Tu es pour. T’y placer à la tête et le gérer ? Tu ruinerais totalement l’investissement, et tu le sais. Tu aimes trop le jeu, trop parier, trop le danger, pour être un monarque un tant soit peu stable. Et gérer des choses mondaines telles que les récoltes et l’état des voiries t’ennuierait à mourir.

À ton côté, la créature bouge légèrement, davantage un balancement primaire qu’autre chose. Un corps qui se plie à la gravité, à la réalité de ses muscles atrophiés et à ta volonté.

« Je pensais toutefois que les créatures de ce genre. » Tu fais un vague geste de la main vers le cadavre réanimé. « Étaient à éliminer, pour les cultivateurs orthodoxes. Ou le Jardin se mettrait-il à tolérer la sorcellerie ? » demandes-tu, sourire sans joie aux lèvres.

Traîtresse, jamais. Ta perception du monde change, indéniablement, malgré toi peut-être même. Cependant, l’idée de tourner le dos à tes origines te révulse. Si tu t’es réfugiée au Jardin, c’est pour protéger ta famille. Elle n’est pas conventionnelle certes, puisque le père de ton enfant est là devant toi, à douter de tes allégeances, mais surtout il ignore même que votre mariage a porté fruit. Il vaut mieux que cela soit ainsi pour la sécurité de ta progéniture. Tu n’oublies pas pourquoi il a été envoyé en prison, pourquoi ta famille t’a retirée de cette union qui ne te dérangeait pas particulièrement. Shohei n’était pas le meilleur des époux, passant son temps au jeu et préférant la couche des prostituées que celle de sa femme, mais il avait la qualité de te traiter avec courtoisie tout en te laissant vaquer tranquillement à tes occupations. De toute ta vie passée dans la Nation du feu, le court temps où tu vivais avec lui a probablement été celui où tu as été la plus libre. Te plier aux exigences de tes parents ne t’avait jamais spécialement paru comme une corvée : il était plutôt facile de se laisser guider plutôt que de devoir tout décider soi-même. À l’époque, tu ne le réalisais pas pleinement, mais la charge sur tes épaules était beaucoup moins lourde chez les Sakai que chez les Yan.

La mention de Katsu te fait frémir. Vos derniers échanges ne se sont pas passés dans les meilleurs termes, malheureusement. Malgré toute l’amitié qui vous lie, toute la gratitude que tu éprouves pour l’homme qui t’a permis de quitter ta maison et de mettre au monde ton bébé en toute sécurité, vos différends sont trop profonds pour toute réconciliation. Sa perversion de la cultivation spirituelle est impardonnable à tes yeux. Il a sali quelque chose de noble et pur, l’a transformé en énergie noire, mauvaise. Pourtant, en vous quittant, quand tu as refusé de le suivre pour fonder le Temple, même si vous ne pouviez plus être ouvertement amis, tu avais le sentiment sûr qu’il ne trahirait pas ton secret une fois de retour au bercail. Il sait tout autant que toi la menace qui pèse sur la tête de son neveu si jamais on apprenait à la cour qu’une autre engeance des Sakai vit en toute impunité au Royaume de la terre. Comme toi et son père, l’enfant ne maîtrise pas l’élément du feu et a choisi la voie de la cultivation, mais le risque demeure. Mais si Shohei n’a aucun souvenir d’avoir entendu son frère parler de toi, peut-être est-ce parce qu’il ne t’a jamais mentionnée en parlant du Jardin. Ton secret est encore bien gardé.

- Ma cause? Ça ne te concerne pas, interjettes-tu sans cérémonie, Cependant il n’est pas dans l’intérêt de celle-ci que je me mette en travers des intérêts et des projets d’Hikyo.

Tu ne vis que pour ton enfant et assurer sa protection. T’interposer dans cette guerre en prenant le camp des habitants du Royaume de la terre ne ferait que mettre en danger sa survie. On t’accuserait à tort de vouloir usurper le trône, de comploter contre la famille impériale en ayant caché un bâtard et en joignant tes forces à celles de l’ennemi. Non, le meilleur moyen de survivre, c’est de se faire discrète, invisible. Ne prendre parti pour aucun camp, tant et aussi longtemps que cela serait possible. Le jour où cet état de fausse neutralité ne pourra plus exister, il ne te restera qu’à fuir plus loin, là où la Nation du feu ne vous trouverait pas, toi et l’enfant. Ce jour n’est pas près d’arriver.

Un mouvement du monstre invoqué par ton ex-mari attire ton attention. Tu ne peux t’empêcher de le contempler avec dégoût. Ton instinct te crie de l’exterminer, de la faire disparaître. C’est une abomination intolérable, exécrable. L’envie dégainer Lingqiao te démange, mais tu contiens ton envie, malgré les provocations du cultivateur perfide.

- J’espérais que tu t’en débarrasserais toi-même pour moi, par courtoise. En souvenir du bon vieux temps, répliques-tu avec une légère pointe de défi, ou peut-être n’est-ce que du sarcasme, On peut faire plus charmant comme retrouvailles entre d’anciens époux.

Ni lui ni toi ne vous étiez opposés au mariage et il avait été tout autant du divorce. Tu ne sais même pas pourquoi tu mentionnes la relation qui vous unissait il y a si longtemps que tu l’aurais presque oublié, sans ce lourd secret entre vous. Peut-être cherches-tu à gagner du temps. Bien que le Temple soit encore tout jeune, tu sens la grande puissance de son disciple et une part de toi doute de pouvoir l’emporter sur lui si vous deviez vous battre ouvertement malgré ton expérience et ta longue pratique des méthodes de cultivation du Jardin. Après tout, tu as rejoint la secte à un âge déjà assez avancé pour un disciple, mais surtout le combat n’est pas spécialement votre force. À distance, munie de Ruifeng, tu aurais peut-être une chance de vaincre, mais au corps à corps… Tu connais suffisamment l’individu en face de toi pour savoir qu’il est imprévisible et difficile à dompter.

- Je suis en visite personnelle pour me procurer des épices et je crois que d’éduquer les autres membres de ma secte sur ce qu’est la bonne cuisine ne vaut pas la peine que je salisse ma tenue.

L’ordre est de première importance et comme ton voyage était prévu pour être plutôt court, tu n’as pas emporté de tunique de rechange et cela t’agacerait fort de devoir y nettoyer des taches de sang. Ou quelque liquide qui puisse jaillir de ces créatures une fois découpés en pièce. C’est la première fois que tu en croises réellement, tes missions au sein du Jardin ne t’ont jamais menée vers les colonies et il serait assez déroutant pour les habitants de voir de tels monstres se promener en ville.

Tu ne peux pas dire que tu attendais quelque chose de retrouvailles avec Xiuying. Tout simplement, en premier lieu, parce que tu ne pensais pas forcément revoir ton ex-femme un jour. Oh, la croiser rapidement, peut-être. Même si tu ne fais qu’acte de présence lors de soirées et réunions de la noblesse, tolérant toujours malgré tout plutôt mal des environnements aussi étouffants, il est facile pour toi d’ignorer la présence des autres. Non, après le divorce, tu as estimé que chacun faisait sa vie, il n’était pas nécessaire de côtoyer ton ancienne épouse.

Mais tu dois admettre, Shohei, que si tu avais dû imaginer de telles retrouvailles, tu n’aurais pas pensé Xiuying aussi froide et mordante. Mérites-tu un tel accueil ? Tu n’étais certainement pas un bon époux, mais tu ne penses pas avoir maltraité Xiuying pour autant et tu pensais votre entente à minima cordiale. Mais ah, la sorcellerie et la créature à tes pieds doit certainement jeter un froid. Dommage.

Tu hausses un sourcil devant la sèche rebuffade. Si Xiuying t’intéressait davantage, peut-être que tu creuserais. Tu exigerais des réponses. Mais elle te donne l’information qui est la plus importante à tes yeux : elle ne compte pas se mettre en travers des intérêts et projets de Hikyo. Pas la peine de savoir plus que ça. Ce qu’elle fait dans ce royaume boueux et ce qu’elle peut bien y trouver ne te concerne pas.

“Très bien, garde tes mystères.” fais-tu, quelque peu moqueur. “Tant que tu n’agis pas contre ta nation de naissance, ça me va. J’espère pour ton propre bien que tu ne me mens pas.” Une pointe de menace, un couteau dans le sourire. Non, tu ne feras rien...tant qu’on ne t’y pousse pas.

Tu n’aimes pas ce vert, tu n’aimes pas qu’elle ait rejoint cette secte, ce pays. Ça t’horripile et te dégoûte. Que peut bien posséder ce royaume que votre empire n’a pas ? Mais si elle souhaite y perdre son temps, soit. Si elle n’est pas traîtresse, tu ne vas rien lui faire. Et tu oses espérer que Xiuying connaît suffisamment son propre pays pour savoir quel accueil vous réservez à ceux qui tournent leur veste.

Un léger rire t’échappe, quand Xiuying suggère que tu te débarrasses de la créature, par courtoisie.

“Ah, ma chère, je l’aurais fait pour toi, si je n’étais qu’aux premières phases du réveil. Mais contrôler une telle créature n’est pas aisé et m’en débarrasser serait du gaspillage. Nous avons si peu de cette matière première sur nos terres. J’espère que tu ne m’en veux pas de penser d’abord à la nation et à l’armée.” réponds-tu, miel empoisonné, sarcasme acéré.

Après tout, Xiuying doit bien se douter de pourquoi tu es là. Que ranimer ce cadavre n’est pas juste une question d’entraînement ou pour faire joli, si près d’une ville que vous n’avez de cesse d’essayer de conquérir. Pour toi, ce cadavre ranimé n’est pas si différent de l’épée qu’elle porte. C’est un outil, une arme comme une autre. Tes méthodes sont juste beaucoup plus sanglantes.

L’excuse qu’elle te donne t’interloque, et pendant une fraction de seconde, ton contrôle se relâche. Tu récupères bien vite ton emprise sur le zombie, mais l’attitude docile vacille un instant, le monstre se révélant ce qu’il est.

“Des épices ? Dans cet endroit ?” Tu jettes un regard appuyé autour de vous. Les tombes sont tout autour de vous, autant de blocs de pierre qui bloquent ta matière première.

Tu sais bien qu’elle parle de Taku en général, mais parler d’épices sans un cimetière prête à sourire. (Et même, tu es certain que les épices disponibles à Taku pâliraient face aux vôtres. Mais ce serait probablement mieux que rien.) Cependant, ça te pousse à réfléchir. Car si elle était là pour des épices, elle n’était certainement pas près du cimetière. Plus sérieusement, curieux quant à ses capacités, et ton propre anonymat moins solide que tu ne le pensais : “M’as-tu réellement senti de si loin ?”