Jun était aux anges. Après des secondes, des minutes, des heures, des jours, à se ronger les ongles. À se demander si Seiya allait revenir en vie, s’il n’était pas blessé ou s’il n’était pas trop mis en difficulté par ses camarades, enfin, l’aîné Matsumoto avait une bonne nouvelle. Son cher petit frère revenait enfin à la maison, tout entier. Mieux encore, il semblait que ses conseils portaient leurs fruits, et qu’il était à l’origine d’une action d’éclat. Qui pouvait rêver d’avoir meilleur petit frère  Alors, le jour du retour de Seiya à la Capitale, Jun avait littéralement suspendu tous ses cours de musique. Et à l’aube, il s’était planté aux portes de la ville, prêt à être le premier à accueillir et féliciter son cadet.

Peut-être que Jun était-il un peu trop zélé. Peut-être s’était-il rendu aux portes de Hikyo des heures trop tôt. Toutes les remarques des passants entraient dans l’oreille d’un sourd. Rien pouvait entamer sa bonne humeur, pas même ceux qui se demandaient ce qu’il pouvait faire là à une heure si matinale. Mais entre attendre une éternité que son frère revienne du front, et attendre quelques heures son frère ? Bien sûr que rester presque une demi-journée que son frère arrive n’était que des broutilles.

Et puis quand il avait sa flûte pour passer le temps… Sac de biscuits à la main, il le posa à terre pour sortir sa flûte. Il joue plusieurs mélodies connus, divertissant les passants. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas donné de spectacles. D’habitude, il les organisait pour montrer le talent de ses élèves. « Je devrais en faire plus souvent, ça m’aiderait à garder le niveau » pensa-t-il.

Et bientôt, alors que le soleil était à son zénith, un petit public avait formé un cercle autour de Jun. Il les salua à la fin de son morceau, avant d’apercevoir la tête de Seiya. Aussitôt, il rangea la flûte, ramassa son sac de biscuits, où plusieurs pièces avaient été laissées, et fendit le public en deux pour se jeter dans les bras de son petit frère.

– Seiya ! S’écria Jun, l’embrassant dans un gros câlin.

Laissant son petit frère respirer quelque temps, il le présenta au public impromptu.

– C’est mon incroyable petit frère ! Il a capturé un nomade de l’air !

Comment Jun ne pouvait-il pas être plus fier ?

– Tiens, c'est pour toi, continua-t-il, donnant de sac de biscuits à son frère.

Enfin de retour à la maison, songea Seiya alors que le navire s’approchait enfin du port de Hikyo.  Rien ne valait son foyer..d’autant plus que son petit séjour à Chung-Ling lui avait confirmé qu’il n’aimait guère cette ville. Il y était déjà allé il y a si longtemps, ce fameux jour où il avait réellement rencontré le grand maître Sakai Shohei, et avait simplement détesté cette ville. Trop de pollution, trop d’usines, une atmosphère qui lui paraissait viciée ; et même alors qu’il venait d’y passer quelques jours en presque héros, son opinion sur la ville n’avait guère changé, sinon pour confirmer qu’il ne pourrait jamais y vivre en permanence. Peut-être qu’il était un peu trop pinailleur, trop exigeant..Mais c’était ainsi. La capitale avait ses défauts, il était le premier à le reconnaître..Mais c’était toujours une ville plus agréable à vivre que Chung-Ling.

Mais quelle différence par rapport à sa précédente visite, ne pouvait-il s’empêcher de penser. La dernière fois, il était revenu honteux, la queue entre les jambes tel un chiot battu, et avec la vague envie de se terrer dans un trou et de ne plus jamais en sortir. Pas cette fois. Pas alors qu’il avait entendu des commentaires flatteurs à son égard, pas alors que des shidis le suivaient comme des bébés canards-tortues suivant leur mère.Non pas qu’il eut prétention à jouer le moindre rôle parental, non merci - l’idée le faisait frissonner d’horreur. Non, simplement, deux des jeunes disciples avaient eu vent de ce qu’il s’était passé avec le nomade de l’air qu’il avait capturé, et, visiblement béats d’admiration, avaient décidé de le suivre, et de lui parler.  C’était très perturbant. Il n’avait pas l’habitude d’être admiré ainsi ; il avait encore moins l’habitude d’être mis en lumière. Mais c’était..agréable ? Oui, ça il pouvait se l’avouer sans prendre la grosse tête. Cela lui faisait plaisir qu’on le regarde avec approbation, avec admiration ; d’attirer une attention positive ; de se sentir digne de porter l’habit pourpre et noir du Temple, pour une fois. Il avait appris sa leçon néanmoins. Il faisait bien attention à garder les pieds sur terre..et mesurait la moindre de ses paroles deux fois plutôt qu’une. La pente vers l’arrogance était si glissante, si glissante..et pourtant si douce. Cela serait si facile, de redevenir l’ignoble jeune homme qu’il avait été, celui qui était si sûr de lui, et qu’il aurait voulu oublier..ou engueuler comme du poisson pourri pour qu’il cesse de se comporter comme un jeune crétin.  Mais il avait appris sa leçon. Il lui fallait être humble.

Et humble il le demeura même alors que les troupes arrivaient aux portes d’Hikyo, sous des applaudissements.  Qu’il ne serait pas dit que Matsumoto Seiya était un homme arrogant. Fier oui, orgueilleux, certainement, mais pas arrogant. Mais tout cela avait peu d’importance, parce qu’il entendit son prénom être hurlé, avant de se faire engloutir par un énorme câlin fraternel.Il vacilla un peu sous l’impact ; mais peu importait.  Ils n’avaient été séparés que quelques jours, et pourtant il ressentait un tel soulagement à l’idée de voir Jun. C’était pour lui qu’il avait combattu si obstinément à Chung-Ling, il le savait bien ; parce que rien ne devait lui arriver. Et que s’ils perdaient à Chung-Ling, c’était la porte ouverte vers une invasion en règle de la Nation du feu. Et cela il ne pouvait le permettre.

“Je n’ai fait que mon devoir.” protesta-t-il. “N’importe qui aurait agi de même.” Il n’estimait pas avoir fait quelque chose de si exceptionnel..même s’il pouvait être un peu content de lui. “Je vois que les nouvelles ont vite circulé !”  ne put-il s’empêcher d’ajouter. Cela le gênait, un peu.

“Tu n’avais pas besoin de t’embêter à me ramener un présent..” C’était du Jun tout craché. Vraiment. Il aurait du le prévoir et pourtant ! Et pourtant..”Merci beaucoup.” dit-il néanmoins en prenant le paquet, en s'inclinant- la politesse avant tout. Il n’était pas ingrat, quand même. “..Père et Mère ne sont pas venus ?” Il aurait pu penser que..Visiblement non, et pourtant il se sentait un peu déçu, sans trop savoir pourquoi.. Peut-être que c’était parce qu’aujourdh’ui était le jour où il pouvait rentrer à la maison de façon triomphante..Après ,peut-être étaient-ils ailleurs dans la foule..

Mais voilà qu’il entendit qu’on l’appelait, à nouveau. “Shixiong! Shixiong !” Ah, mais qui voilà, pensa Seiya, un peu amusé. Décidément, ces deux-là aimaient le coller.. “Jun, voici deux de mes shidis. Wang-shidi, Kim-shidi, voici mon frère, Matsumoto Jun.” Ressentait-il de la fierté, à l’idée de présenter son cher frère aîné à ses deux cadets qui le regardaient avec admiration ? Peut-être.  “C’est un musicien exceptionnel.” ajouta-t-il. Oui. Il fallait dire la vérité, en toutes circonstances. N’est-ce-pas?

Un devoir, un devoir… Tout comme c’était le devoir de Jun de protéger sa patrie si on le lui demandait ! Mais l’aîné Matsumoto serait bien incapable de capturer un nomade de l’air, au contraire de son adorable frère. Il aurait même fini en petits morceaux, s’il y était allé. Jun se souvenait encore des cours d’arts martiaux de l’école… Il n’était certainement pas le plus talentueux : il était régulièrement classé en dernier. Le vilain petit âne. Mais il compensait en musique, ce qu’il n’avait pas dans n’importe quel autre domaine, et c’était pour Jun l’essentiel. Rien ne pouvait être supérieur que la musique.

– Sois en fier ! Tu en as le droit, répliqua Jun, en tapotant chaleureusement l’épaule de son frère cadet.

C’était le premier pas de son frère pour surmonter ses complexes et démons, il n’avait pas à amoindrir ses victoires ! Bien sûr, ce n’était pas leurs parents qui allaient se déplacer en personne pour féliciter leur fils – bien trop prompt à sanctionner le moindre défaut –, mais Jun était également en partie coupable.

– Désolé, Seiya, c’est peut-être de ma faute… J’étais si content de te revoir, que j’ai peut-être réveillé l’ensemble de la maison très très tôt ce matin. Ils se sont rendormis pile quand je suis partie de la maison…

Jun était sincèrement désolé. Lui le premier, il aurait aimé que Père et Mère soit présent avec lui… Mais sa joie avait été tellement débordante, qu’il en avait été sans doute presque insupportable.
Dans la foule déjà, deux jeunes hommes appelaient son frère et les rejoignirent. Des cadets du Temple, lui dit son cher Seiya.

– Enchanté de faire votre connaissance, Wang, Kim, salua-t-il en s'inclinant.

Jun voyait dans leurs expressions leur admiration pour Seiya. Ah, voilà que son frère grandissait et devenait un grand frère à son tour ! S’il retombait dans un état aussi misérable qu’il y a quelques mois, l’aîné Matsumoto ne comprendrait pas. Cela épanouirait beaucoup son cadet, si ce dernier avait des responsabilités de grand frère.

– Aujourd’hui, c’est toi qui es à l’honneur, Seiya ! S’offusqua Jun, avant de se retourner vers les deux shidis de son frère. Mon frère n’est-il pas exceptionnel ?

Seiya ne put s’empêcher de sourire en entendant les paroles de son frère aîné. Toujours à voir le bon côté des choses, à l’encourager..à lui dire qu’il n’avait pas à avoir honte de lui ?Qu’il pouvait même être fier ?  C’était réconfortant, mais d’un côté, le jeune Matsumoto aurait été bien en  peine de dire s’il avait raison ou non. Il avait peur, d’un côté ; peur de retomber dans ses mauvais travers, qu’être content de lui mène à une fierté excessive, du genre qui se transforme en arrogance. Et l’arrogance était le pire des défauts, celui de ceux qui parlaient beaucoup mais ne faisaient rien.  Profite de ton triomphe, semblait dire Jun ; il aurait voulu lui demander comment.  Comment être fier de son succès sans tomber dans l’auto-satisfaction ? Comment être content de lui sans laisser ses chevilles gonfler ? Il ne savait pas. Il avait toujours eu l’impression d’avoir ce problème de modération. Mais peut-être que pour lui, cela serait un travail de tous les instants, de toujours se surveiller pour ne pas reprendre ses déplorables habitudes. On aurait pu penser qu’après tant d’années, Seiya aurait appris sa leçon ; alors oui, mais non. Il ne parvenait pas à se faire assez confiance pour cela.

“Ce n’est pas grave.”  Seiya secoua la tête.“Mère n’aime pas tellement la foule de toute façon…,même si tu n’avais pas réveillé tout le monde, je doute qu’elle se soit déplacée..”  Il ne pouvait pas trop la blâmer sur le coup. Avec toujours ces regards méprisants sur sa naissance -même plus de soixante ans après les faits !-, il trouvait normal qu’elle préfère rester tranquillement chez elle. Il en avait assez vécu, de ces regards noirs.  Même maintenant, une part de lui se crispait toujours.  “Mais ce n’est pas grave. On va pouvoir passer quelques heures ensemble avant de rentrer à la maison, juste toi et moi. Comme avant.”  Comme avant, avant qu’il ne rejoigne le Temple et que la seule chose qui comptait pour lui soit l’art, et Jun, et rendre fier ses parents, dans une quête effrénée qui au fond, n’avait jamais réellement porté ses fruits. Jusqu’à aujourdh’ui peut-être. Et maintenant qu’il avait accompli un haut fait, il les ferait attendre. Tant pis pour eux. Père et Mère  n’avaient qu’à se déplacer, s’ils voulaient le voir pile à son retour de Chung-Ling. Et s’ils lui faisaient une réflexion, et bien, tant pis. Jun avait fait l’effort de se lever tôt, de venir le voir alors qu’il aurait pu rester au lit lui aussi ; c’était donc avec lui qu’il passerait son temps en priorité. C’était logique, et les simples faits ; tant pis s’il n’apparaissait comme peu filial. Il était filial vis-à-vis de Jun, voilà tout.

Mais voilà que deux de ses shidis arrivaient pour accaparer un peu de son attention. Wang-shidi et Kim-shidi, qui étaient arrivés au Temple sensiblement à la même période, et qui étaient devenus amis ; et qui surtout, surtout, lui collaient dans les pattes depuis la fin de la bataille. Et qui le respectaient assez pour traiter Jun avec politesse et courtoisie, visiblement. Seiya se détendit, un peu.

“Shixiong a été incroyable. Vous l’auriez vu capturer ce Nomade, avec tant d’assurance et de prestance !”  Si Seiya avait été en train de boire du thé, il se serait étouffé avec. Assurance, lui ? A ce moment ? L’énergie du désespoir, la volonté de ne pas faire honte à sa Nation et sa secte, et certainement un peu d’esprit revanchard parce qu’il lui avait déjà échappé une fois, et que c’était intolérable, et une insulte et..Et voilà en fait.

“Ce n’était rien de plus que le résultat d’heures de travail.”  Peut-être qu’il diminuait l’importance de ses réalisations ; tant pis. Il devait montrer l’exemple.
-Mais -
-"Pas de mais," corrigea-t-il. " Vous y arriverez aussi, en temps et en heure. Inutile de brûler les étapes. Tant que vous travaillez sérieusement, vous réussirez tout ce que vous voulez."

Ou d’essayer d’absorber le savoir du Temple comme une éponge, comme lui l’avait fait à l’époque..surtout que cela s’était retourné contre lui. Autant essayer de faire en sorte que ses shidis évitent de passer par le même genre de déconvenues que lui - tout en les encourageant. Parce que la Nation du Feu n'était pas toujours tendre avec ses enfants.

Jun ne savait pas si son petit frère cachait habilement sa déception, ou si vraiment « ce n’était pas grave » que Père et Mère n’étaient pas venus le voir. Sans doute un peu des deux, et l’aîné lui serra fort l’épaule pour soutenir son cadet. La prochaine fois, Jun prendrait note de ne plus se montrer si expansif quant au retour de Seiya à la maison. Et si même avec ça Père et Mère ne prennent pas le temps de venir voir le jeune héros ? Jun les ferait venir par la peau des fesses, foi d’aîné !

Les shidi de Seiya louèrent les exploits du cadet Matsumoto, des louages auxquels Jun ne pouvait que hocher la tête en signe d’appréciation. Il les aimait déjà ! Malheureusement, ces louages ne furent pas aux goûts de son petit frère, qui remonta des bretelles de ses shidi. Un sourire s’esquissa sur le visage de Jun. Il reconnaissait bien là son frère – plus si petit que ça, ce dernier prenait ses responsabilités de shixiong avec sérieux.

– Raconte-nous alors, Seiya, ta version des faits. Comment as-tu capturé ce Nomade ?

Savoir que Seiya avait capturé un Nomade était une chose, savoir comment s’était passé en était une autre. Si la version des faits de ses shidi étaient distordus, avoir l’histoire de Seiya des évènements serait très enrichissant. Pas seulement pour Kim et Wang, mais également pour Jun. Les canaux d’informations officiels n’optait pas pour le point de vue le plus intéressant. Seiya s’était-il blessé ? Gardait-il des séquelles ?

– Je vais mettre ton acte héroïque en musique, tu seras célèbre dans toute la Nation du Feu !

Seiya avait plus de chance de vouloir se cacher dans un trou de souris, que d’accepter cette mise en lumière. Une taquinerie à moitié sérieuse, que Jun commençait à envisager avec entrain, tentant d’éloigner de ses pensés les multiples scénarios ayant pu mettre la vie de son frère en danger.

– Kim, Wang, vous m’aiderez à populariser la chanson, n’est-ce pas ?

Même s’il essayait de le cacher derrière des remontrances -Seiya ne savait plus où se mettre. Les louanges de ses deux cadets, qui le regardaient avec tant d’admiration, qui parlaient de ses prétendus exploits lors de la bataille de Chung-Ling, Jun qui semblait prêt à gober cette histoire - parce qu’elle mettait son cadet en avant-, vraiment, c’était trop. Il aurait voulu dire que ce n’était qu’une fraude.Qu’ils se faisaient des idées. Que ce n’était pas aussi impressionnant que ce qu’ils voulaient croire. Est-ce qu’il ne serait pas plus charitable de les laisser dans leur illusion? Peut-être. Mais ce n’était pas la vérité. Alors il diminuait les faits, et surtout - essayait de les encourager, ces pauvres petits shidis perdus. Parce qu’il n’y avait aucune raison qu’ils n’arrivent pas à faire pareil que lui, plus tard. Tant pis si pour le moment ils faisaient la tête ils le remercieraient peut-être - plus tard. Il essayait de les traiter comme il aurait voulu être traité à l’époque par ses pairs - avec autorité, mais bienveillance.

Sauf qu’il avait oublié un détail - un détail de taille. Jun, qui le piégait. Qui lui demandait de raconter les faits ; le jeune homme en resta interdit, figé, là, comme ça. Son sang tambourinait à ses oreilles. Et ses deux shidis qui se retournaient vers lui, avec cette expression à la fois avide et suppliante. Ils voulaient savoir. Mais Seiya ne voulait pas raconter. Il n’y avait rien de plus à raconter que ce qu’il avait déjà raconté ! Mais non, Grand Frère Jun en faisait des tonnes , comme à chaque fois - cette fois-ci, il lui annonçait qu’il allait mettre son.. aventure lors de l’attaque, en chanson, et demanda l’aide de Kim-shidi et Wang-shidi. Le disciple se figea, interdit. Non non non non non non se disait-il, en une litanie de plus en plus désespérée. Non non non !!!

“Il ne faut pas.”   Le ton du jeune homme se fit pressant- implorant presque. “Certains..certains pourraient croire que je deviens arrogant et prétentieux si je laisse paraître une telle chanson. C’est mal.”   Seiya était fier, c’était incontestable. Mais il avait appris si rudement que l’arrogance n’était pas permise pour quelqu’un de son rang ou de son âge - que c’était la pire attitude à avoir, que cela lui aliénait le reste de ses shixiong. Il ne voulait pas. Il ne voulait pas qu’on croit qu’il voulait se faire mousser à cause de sa réussite, qu’on la crie sur tous les toits, qu’il soit reconnu ou..n’importe quoi d’autre qui n’était pas vrai.  Il voulait..Il voulait que le reste des disciples sache qu’il n’était pas inutile, qu’il avait fait sa part..bon peut-être qu’il voulait que cela soit su, mais pas..pas dans une chanson. Encore moins une chanson composée par son propre frère !! “Si vous voulez vraiment célébrer quelqu’un, célébrez plutôt le Grand Maître Sakai Shohei.”   Leur cousin, à Jun et lui - même si vu leur différence d’âge, il aurait été plus logique qu’il l’appelle Oncle. Mais rien n’était très logique chez les Sakai, alors ils étaient cousins, sur la même ligne de leur arbre généalogique à défaut d’être de la même génération. “C’est lui qui s’est battu avec une nomade enragée à coup d’anneau-foudre.”   Et il l’avait vu se battre, quand même. C’est lui qui avait été impressionnant.

“Ce que j’ai fait, en comparaison..n’est pas si impressionnant, je vous le jure.”  Seiya prit une grande inspiration, pour soupira. “Je préfère encore que vous ayez mon récit de première main.”   Le jeune homme se redressa un peu, avant de commencer. “J’étais déjà particulièrement agacé que les Nomades de l’air et leurs alliés aient osé s’attaquer à ce village, donc mon humeur était plutôt..vindicative. Au signal, je suis sorti de la cabane de pêcheurs où j’étais stationné et j’ai commencé à me battre en lançant quelques sorts sur les ennemis que je croisais en avançant. C’est alors que j’ai vu une Nomade de l’air qui essayait d’interrompre le duel entre le Grand Maître Sakai et sa cible, et je suis intervenu en lui bloquant son qi. Je me suis ensuite détourné, et j’ai vu ce nomade, non loin de moi..Je lui ai lancé d’abord une Malédiction, puis j’ai tenté de le capturer - au moment où il essayait de s’envoler, donc ça n’a pas fonctionné. Mais je n’ai pas abandonné, et j’ai renouvelé une tentative. Il en allait de mon honneur - de celui de la Nation du Feu entière. De mon devoir aussi. Et cette fois, ça a fonctionné. C’est tout ce qu’il y a à dire sur le sujet. Rien de très impressionnant, comme vous le voyez. “   Que Wang-shidi et Kim-shidi essayent de faire une réflexion sur son échec. Ils verraient. Ou alors peut-être qu’il aurait du se taire, à nouveau et une fois de plus. Il parlait trop. Beaucoup trop.

Et Jun? Qu’en dis-tu Grand Frère ? T’ai-je déçu ? Ou alors, plus probablement il était mort d'inquiétude parce qu’il avait eu peur qu’il revienne blessé, et maintenant..maintenant il était un peu soulagé ? Ou..ou il ne savait pas. Encore. Tout ce qu’il savait, c’est qu’à cet instant son opinion était la seule qui comptait, que la seule approbation était la seule qu’il voulait.

Seiya, arrogant ? Un rire s’échappa des lèvres de son aîné. Sûrement pas. Jun n’y croit pas une seule seconde. Son cadet préférait même une chanson sur leur Oncle Shohei, que sur lui ! Si ce n’était pas de la modestie à outrance, le Matsumoto ne savait pas ce que cela pouvait-être d’autres. Et pour continuer d’appuyer son point de vue, son frère se met à raconter ses faits d’armes de long en large. Un vrai conteur en devenir, celui-là ! Jun restait accroché aux paroles de son jeune frère comme une huître attachée à son rocher. Et plus il buvait les paroles de son frère, moins il comprenait son point de vue.

− Pas impressionnant ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?! Tu es revenue en vie, c’est déjà un exploit en soi. Et tu as sauvé Oncle Shohei d’une interruption de son duel. Je suis sûr qu’il est fier de toi, n’est-ce pas ? S’exclama Jun, se retenant de secouer son frère comme un poirier.

Oncle Shohei… Pas sûr que ce dernier apprécierait le « Oncle », ni qu’il serait réellement fier de Seiya − Jun en mettrait sa main à couper. L’aîné visualisait encore ce terrible poids sombre qui s’abattait sur lui quand il croisait Sakai Shohei… Mais rien qui empercherait Jun de prêcher la cause de son petit frère ! Foi de Jun, Shohei ne pouvait être plus impressionnant que Seiya, n’est-ce pas ? Et il voyait déjà son frère louer les actions du Grand Maître…

− Qu’a fait Oncle Shohei de plus que toi ?

Jun lâcha un soupir. Comment son cadet ne voyait-il pas, qu’aussi patriotique qu’il pouvait-être, il n’aurait jamais pu répéter les exploits de ce dernier ? Incapable qu’il était avec les armes − ses études en appuie − il serait déjà six pieds sous terre !

− Si on m’avait jeté dans la même situation, Seiya, j’aurais fini grillé comme une vilaine crêpe dans un cimetière…

Mais soit. Si son frère ne voulait pas être le personnage principal, il n’avait qu’à être le narrateur ou un personnage secondaire ! Peut-être qu’après cette expérience, être au centre d’une chanson ne le rebuterait plus autant.

− Écrivons une chanson sur le Grand Maître Sakai Shohei alors, si ses aventures sont plus palpitantes ! Tu étais en première ligne, raconte-nous comment cela s'est passé de son côté.

Ce n’était pas fréquent que Seiya parle ainsi - et autant. Même à la maison, il demeurait en règle générale assez silencieux. Il essayait de parler peu, et surtout bien, en courtes phrases informatives. Ne jamais trop parler ; trop parler, c’était attirer l’attention sur soi, c’était prendre le risque que Père lui dise qu’on l’entendait trop, et qu’il lui manquait de respect en ne restant pas à sa place - celle du petit dernier de la famille, le plus jeune.Alors il avait appris à la boucler, tout simplement.  En grandissant il avait même trouvé une forme de noblesse dans le fait de ne point trop en dire. Moins il parlait, moins il laissait de prises sur lui; et moins on pouvait retourner ce qu’il disait contre lui, surtout.  Même si avec Jun, c’était un peu différent ; il pouvait être honnête, se laisser aller, sans qu’il ne le juge. En réalité, même, Jun l’incitait à parler, à se livrer. Mais jamais Seiya n’avait prononcé un tel discours, qui représentait, au bas mot, deux jours de parole normale. La situation l’exigeait cependant :il fallait que son frère et que ses shidis comprennent qu’il n’était pas un héros ni un prodige, et qu’il n’avait pas fait quoique ce soit d’exceptionnel.

“Fier serait un bien grand mot.”   répliqua Seiya. “Je n’ai pas fait cela pour qu’on soit fier de moi ou m’attirer des louanges, mais parce que c’était la chose à faire.”  Parce que..parce qu’entre membres du Temple, il fallait s’entraider, parce que c’était son aîné bien plus important que lui, parce que c’était son cousin et que la piété filiale imposait de l’aider. Pour toutes ces raisons à la fois,mais cela il ne l’aurait pas dit à voix haute. Certaines choses n’avaient pas besoin d’être dites, et surtout, surtout, il n’aimait pas mettre en avant sa parenté avec certaines figures importantes du Temple.  Il ne voulait pas croire qu’il avait la vie facile à cause de ça ; alors qu’il avait l’impression, au contraire, que l’on attendait plus de lui précisément à cause de ça. Mais Jun avait imprudemment craché le morceau ; tant pis.

“Je n’ai pas tout vu,mais je l’ai dit : il s’est battu avec un anneau-foudre, et ça, c’est impressionnant. Tu aurais vu la manière dont il le maniait ! Il a même réussi à étrangler une Nomade de l’Air avec. C’est un autre niveau que moi avec mes sorts. “   Et il ne pouvait que rêver du jour où on lui confierait un anneau-foudre. “ Ce n’est pas pour me plaindre ; je n’ai qu’à travailler dur et espérer qu’un jour, j’atteigne son niveau. “  Il préférait autant couper court à toute protestation de la part de son aîné. Seiya n’était pas bloqué dans son avancée au Temple ; il n’appartenait qu’à lui de s’entraîner et de s’élever.

“Oui mais toi, tu n’as pas choisi de soutenir l’effort de guerre de cette façon.”   Juste un regard, envers son frère aîné.  Il n’allait pas révéler que Jun était loin d’être un professeur pas très conventionnel ; plus pédagogue que les autres professeurs que l’on pouvait croiser dans la Nation du Feu.  Ce qui lui faisait penser..

“Wang-shidi, Kim-shidi, si vous voulez bien me laisser seul avec mon frère aîné.”   La demande était courtoise, mais ferme. Jun et lui avaient à parler. Seuls.

“Bien sûr, shixiong” , répondit le duo en s’inclinant et prenant congé. Au moins ils ne lui avaient pas fait de difficulté pour partir -tant mieux, sinon il aurait du sévir. Enfin, les gronder un peu ; c’était un peu méchant, sans doute, mais il fallait qu’ils apprennent à respecter leurs aînés.

“Bon sang, qu’est-ce que je suis content de te revoir !”   s’exclama enfin Seiya, à mi-voix. Son frère lui avait terriblement manqué,  après tout - et c’était en partie pour lui qu’il s’était autant battu, même s’il ne l’aurait pas avoué à haute voix. Par pudeur, sans doute.

Le devoir, voilà un concept que son petit frère avait bien intégré : le devoir d’honorer ses parents et aînés, le devoir d’aller au front protéger sa patrie… Et avec lui, la piété filiale, le patriotisme. Seiya, bien élevé, avait un peu trop bien répondu. Jun ne pouvait rien répliquer. Inutile de lui dire « tu le dépasseras un jour », le cadet trouverait moult arguments pour lui prouver le contraire. Le frère aîné préféra capituler, coincé entre la fierté des valeurs morales de son frère et des regrets. Il craignait que les « devoirs » ne dévorent ce dernier de l’intérieur. Qu’est-ce que la vie était plus simple quand ils étaient enfants !

− D’accord Seiya, pas de chanson.

Jun abandonna également l’idée d’une chanson sur Oncle Shohei. Une telle création aurait de quoi jeter un froid à tous les spectateurs, loin du « patriotisme » et de la « grandeur » du Grand Maître. Ce dernier n’envoyait pas l’image du héros nécessaire aux chants qu’il composait pour soutenir l’effort de guerre, même s’il n’était pas dénué de compétence. C’était sans doute là que résidait son plus grand défaut narratif : que raconter sur Sakai Shohei si « étrangler un Nomade de l’Air » ressemblait tant à une promenade de routine pour lui ? Tout cela ne lui semblait plus être une aussi bonne idée.

Et puis alors que les deux shidis de son frère prient congés, Jun put enfin retourner son frère sous-toutes les coutures, à la recherche de blessures. Les Shidis du temple partis, les spectateurs inopportuns dissipés, se retenir n’avait plus lieu d’être.

− Tu n’es pas blessé, n’est-ce pas ?

Secouant son frère un peu dans tous les sens, il vérifiait qu’il n’avait pas d’os brisés ou de blessures apparentes.

Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Pourquoi Seiya était-il à ce point incapable d’accepter ne serait-ce que le moindre petit compliment, si léger soit-il ? Pourquoi ne pouvait-il accepter ne serait-ce que l’idée que son frère le félicite ou le célèbre? Pourquoi ne pouvait-il accepter ce petit moment de gloire, pourquoi disait-il que ce n’était pas grand-chose, que ce n’était que son devoir - aussi important soit-il ? Parce que c’était ce que leurs aînés voulaient entendre de sa bouche ? Parce que c’était la réponse socialement acceptable ? Oui, peut-être, mais pas que. Pourquoi était-il aussi policé, si décidé à ne pas faire de vagues ?

A cause de ce fameux jour de décembre où il avait cru tout perdre. Il avait été trop confiant dans son lien avec Maître Kaori ? On lui avait fait croire que ce lien était brisé, qu’elle l’avait rejeté comme un chien. Il s’était cru doué pour la sorcellerie ? La réalité était revenue à vitesse grand v ; il avait ressenti une forme de panique à l’idée d’affronter une créature aquatique puissante, alors que cela serait son quotidien plus tard. Il avait été arrogant ? Il s’était retrouvé plus bas que terre. L’humilité avait été son maître mot. Et par la suite, il s’était surveillé, si paniqué à l’idée de redevenir arrogant ou qu’on le perçoive comme arrogant qu’il avait presque tenté de se rendre invisible, impossible à remarquer. Encore maintenant, il vivait dans cet état d’hypervigilance ; même presque cinq ans après. Ce qu’il avait vécu l’avait marqué, à plus d’un titre - plus jamais il ne voulait repasser par là. Au point qu’il ne se rendait pas compte qu’il était temps de se pardonner pour ses erreurs, et d’avancer, et d’arrêter de s’auto-flageller mentalement et juste..d'avancer.

“Je n’ai pas dit que tu ne devais pas faire de chansons..”  déclara Seiya, étonné, et, il devait bien l’avouer, vaguement honteux. Il ne voulait pas, il ne devait pas, ôter à son frère la possibilité de créer sa musique. La musique était tout pour Jun, et l’empêcher de jouer ou d’inventer un morceau relevait, pour Seiya, du même degré de crime que d’ôter la possibilité de voler à un oiseau. “Juste pas sur moi spécifiquement..”   Parce qu’il n’y avait rien à dire de plus que ce qu’il avait déjà dit, et qu’embellir la réalité le mettrait mal à l’aise. “Peut-être que tu pourrais faire..un récit plus général de la bataille, en te renseignant auprès des participants ? Comme ça tout le monde a son heure de gloire ?  ” Et comme ça on ne l’accuserait pas de vouloir tirer la couverture vers lui ; chaque personne s’étant illustré pendant la bataille serait célébrée. Ce qui voulait dire, certainement, même lui mais..mais noyé au milieu de la masse, c’était moins grave !

Mais lorsque ses deux shidis prirent -enfin- congé, le jeune homme s’autorisa enfin à se détendre un peu. Il avait un peu moins besoin de se surveiller, lui et ses paroles - encore moins besoin d’apparaître comme le parfait modèle qu’il fallait suivre en toutes circonstances. Seiya n’était pas un modèle et ne le serait jamais. A la limite, s’il donnait à nouveau des cours de peinture, là il serait de facto un modèle, mais sinon..en ce qui concernait sa personnalité, ou sa façon d’agir, ou sa progression au Temple, il savait qu’il n’était certainement pas l’exemple à imiter. Plutôt le mauvais exemple. Ou pas. Vu comment ses shidis ou ses shixiongs semblaient à présent le regarder différemment…Il ne savait pas. Il lui semblait qu’il avait surtout fait de son mieux avec les techniques qu’il possèdait, plutôt que de se lamenter d’en connaître si peu. C’était..peut-être une bonne chose ?

“Non. Tout va bien Grand Frère, je n’ai été touché par aucun ennemi. Je te le promets.”   Il aurait bien ajouté “ Je te le jure sur ce que j’ai de plus cher”, mais ce qu’il avait de plus cher, c’était Jun. Pourtant cette sollicitude lui réchauffait le coeur. Cela..lui rappelait que quelqu’un tenait à lui ici bas, quelqu’un qui ne supporterait pas qu’on touche ne serait-ce qu’à un seul de ses cheveux ? Cela l’émouvait, d’une certaine manière. “Plus important, comment toi vas-tu ?”   Sa voix était empreinte du même empressement que celle de Jun, un instant plus tôt.

Son cher petit frère, qui souhaitait lui faire plaisir… Mais qu’est-ce qu’il était adorable ! Jun adorait sa bouille toute mignonne, entre étonnement et embarras. Il ne put d’ailleurs pas s’empêcher de capturer Seiya dans une embrassade quelque peu étouffante, quand les deux shidis partirent enfin. C’était agréable que son frère essaye de trouver des solutions à ses pépins créatifs. Ce n'en est aucunement nécessaire : son rôle de grand frère incitait souvent à l’inverse, et il en était très touché. Il fallait dire que passer du temps à s’inquiéter de la sécurité de son petit frère partit au front, cette énergie négative, n’aidait pas à composer des chants épiques nécessaires.

−  Tu sembles beaucoup plus inspiré que moi en ce moment… As-tu peint de nouvelles peintures ? Quelle est ta muse ?

Seiya semblait déborder d’imagination, et Jun ne pouvait que se montrer curieux. Son frère était bourré de talents. La peinture n’en était qu’un parmi tant d’autres. Un talent que Jun aimait particulièrement. Les œuvres de son frère avaient un certain charme qu’il appréciait.

−  Je suis fier de constater tes progrès depuis la fois où tu t’es effondré dans ta chambre.

Que Seiya le voyait lui-même ou pas, Jun ne pouvait que constater une chose : son frère (plus si petit que ça) avait pris du galon. Il était toujours très (trop) modeste, mais qui serait Seiya sans sa modestie ? La plus grande crainte de l’aîné était de le voir tomber encore une fois, ou pire, de mourir, mais le destin en avait voulu autrement. Jun ne remercierait jamais assez les dieux pour cela.

−  Je suis soulagé de te voir en sécurité. Je m’inquiétais beaucoup pour toi quand tu étais au front.

S’inquiéter au point de ne plus pouvoir composer. D’imprégner les mélodies qu’il jouait d’une mélancolie à en devenir malade. La perspective d’un Seiya mort l’avait mis dans tous ses états. Toute la maison en avait dû en faire les frais.

−  Père et Mère ne te le diront peut-être pas, mais je suis sûr qu’ils devaient s’inquiéter eux aussi. Viens, rentrons à la maison. Ils seront heureux d’avoir de tes nouvelles.

Peut-être parce que Jun n’avait pas toujours été très vivable.

Un câlin. Un simple câlin, qui voulait dire tellement, tellement de choses, et auquel Seiya répondit, fort. Il sentait là toute l'inquiétude de son frère aîné, sa joie de le retrouver, et toute la mesure de l’affection qu’il lui portait. Cela l’apaisait, cela lui faisait du bien au moral ; il avait presque envie de sourire. C’était rare, et pourtant, son frère avait toujours cet effet-là sur lui. Mais de nouveau, Seiya se sentait gêné par les compliments de Jun. Il n’arrivait pas à s’y faire, vraiment, tellement ils étaient naturels, et spontanés, et réels. Son frère était ainsi, l’incarnation de la sincérité ; tellement le contraire de ce qu’il voyait autour de lui qu’il en détonnait, et que cela le désarçonnait presque. Il n’avait pas l’habitude. D’habitude les compliments qu’il pouvait recevoir étaient bien plus modérés, ou hypocrites, ou cachaient un retour de bâton. Alors face à quelqu’un qui le complimentait de manière enthousiaste, fût-il son frère, voilà qui le perturbait.  Sans compter qu’il était parfois perplexe quant à la véracité de ses dires. Seiya n’était pas le meilleur, encore moins parfait, contrairement à ce que Jun pensait. Le simple fait qu’il puisse penser être le meilleur serait en soi-même la preuve qu’il lui fallait encore travailler.

“Ne parlons pas de cela.”   répondit le jeune homme, abruptement. Autre chose qui le gênait : lui rappeler ses erreurs passées, tous les moments où il avait été faible. Il s’en rappelait bien assez tout seul, et ses difficultés à s’endormir en étaient bien la preuve, tellement il ressassait, ruminait même, tous ses manquements au moment où il aurait du se détendre pour se reposer. Si cela avait été une autre personne que Jun, néanmoins, il y avait de fortes chances pour qu’il ait été bien plus grossier. Mais comme il aimait Jun de tout son coeur, il essayait d’être modéré dans ses paroles, même lorsqu’il était un peu vexé.  Il reste, néanmoins, un peu peiné, honteux, de parler ainsi à son frère. Il aurait du..être plus gentil.  Il n'était pas assez gentil avec Jun.“Cependant..il est vrai qu’avoir eu..une certaine réussite à la Bataille de Chung-Ling..m’a fait beaucoup de bien. J’ai reçu plusieurs félicitations, aussi bien de militaires que d’autres aînés du Temple. Quant aux plus jeunes...tu as bien vu mes shidis.”   ajouta-t-il, un peu amusé. “J’aurais pu faire encore mieux, j’imagine, mais..d’une certaine façon, cela m’a un peu..apaisé. J’ai l’impression de réellement mériter ma place .”   Et ô combien cela ôtait un poids, si lourd, de ses épaules. Là, il avait bien agi. “J’imagine que cela a..stimulé ma fibre créative ?”   Et peut-être qu’une fois à la maison, il serait d’excellente humeur pour peindre, et produirait des chefs d’oeuvre -non, peut-être pas chefs d’oeuvre, mais des oeuvres au moins inspirées.

“Je sais, Grand Frère.”   murmura-t-il. Evidemment que Jun s’était rongé les sangs en l’attendant, trop inquiet à l’idée qu’il soit blessé, ou pire, parce que son frère était une mère poule qui ne s’assumait pas. “Je suis désolé de t’avoir à ce point inquiété.”   Mais cela aurait été bien plus dur pour Seiya de ne pas participer à la bataille, de ne pas combattre pour sa Nation, de ne pas prouver, au fond, sa valeur ; il aurait été tel un lion en cage en attendant que les combattants reviennent à bon port, autrement dit, insupportable. Au lieu de quoi, Seiya revenait triomphant avec une action d’éclat à son actif, momentanément libéré de ses démons, plus heureux qu’il ne l’avait été depuis des mois - peut-être un peu outré que l’on ait osé attaquer la Nation du Feu sur son propre territoire, mais heureux tout de même. Est-ce qu’il n’avait pas valu la peine de s'inquiéter, si c’était pour que Seiya revienne à ce point transformé ?

Permets-moi d’en douter, pensa le jeune homme lorsque Jun lui dit que Père et Mère devaient être inquiets. Mère oui, probablement ; il était son petit dernier, celui qu’elle avait couvé. Père..c’était une autre question. Le connaissant, il allait plutôt lui demander s’il ne s’était pas rendu ridicule sur le champ de bataille..

“Oui, rentrons à la maison. Au minimum, on peut être sûrs que les domestiques prépareront un petit festin au prochain repas..Ce qui tombe très bien, parce que je meurs de faim !”    Et que chez les Matsumoto, on mangeait mille fois mieux que sur un camp militaire avant une bataille. Il n’allait pas se plaindre, mais rien ne valait un bon repas chez soi, avec Jun. Et du bon thé. Ça aussi, c’était important. Et au minimum, cela lui permettait de penser à autre chose qu'à ses retrouvailles avec Père et Mère.

Jun laissa échapper un soupir angoissé, alors qu’il poussait doucement son frère vers le chemin de la maison. Trouver sa place au Temple en allant au front ? À la guerre ? Un frisson s’empara de l’aîné. Il trouvait la logique sous-jacente aux paroles de son adorable frère dangereuse pour la vie de ce dernier. L’inquiétude repointa aussitôt le bout de son nez, de quoi ternir la créativité du musicien. Il n’aimait pas savoir son petit frère plongé dans des situations risquées. C’était son devoir de grand-frère de l’en protéger ! Le résultat ? Seiya risquait sa vie à la guerre pendant que lui était en sécurité derrière les murs de la capitale... Devrait-il faire effort sur lui-même et prendre les armes à son tour ? Mettre en pause temporairement sa musique ?

Préoccupé par ses pensés, le trajet vers la demeure des Matsumoto fut particulièrement silencieux et terne. Père et Mère auront-ils l’égard de féliciter son frère pour son retour ? Un sourire s’esquissa sur le visage de Jun : c’était maintenant à son tour de vêtir son armure étincellente pour porter secoure à son frère ! Foi de grand-frère, si des mots adorables ne sortent pas de leurs bouches, il allait lever une armée pour laver cet affront en bonne et dû forme !

En parlant du loup...

–  Nous sommes de retour à la maison !

Franchissant les portes de la demeure des Matsumoto, il ne fallut pas attendre longtemps pour voir les domestiques s’activer joyeusement au retour de Seiya. Murmurant et grouillant dans tous les sens, Jun était certain qu’avec eux, Mère et Père seraient rapidement informés de leur retour.

–  Viens manger, petit frère, tu as maigri ! taquina-t-il.

Jun emmena son frère dans la cour intérieur près de sa chambre, où il demanda aux domestiques d’apporter du thé et de quoi manger. Le choix de ce lieu était stratégique : loin des pièces formelles et des chambres de leurs parents, Jun pourrait aisément leur fermer la porte aux nez s’il n’était pas satisfait par leur comportement.

L’aîné mit aussitôt les pieds de son frère sous la table, avant de leur servir du thé que les domestiques venaient juste d’apporter.

–  Qu’as-tu mangé dans les camps militaires ? Êtiez-vous bien nourri ? s’inquiéta Jun.

Il déballa les gâteaux du sac qu'il avait offert à son frère et les disposa soigneusement sur la table, invitant ce dernier à les manger.