La Nation du feu. Je n'aurais jamais pensé y mettre les pieds depuis notre dernier combat face aux forces d'Azulon, et pourtant, j'étais là, quelques petites années après, pour une mission de la plus haute importance. Les cheveux plus courts et dénués de toutes perles suite à une envie de changement, vêtue de façon traditionnelle afin de passer pour la parfaite fille du Feu, j'avançais dans les rues pour rejoindre l'extérieur afin de trouver une personne en particulier... Une personne que Taiyo avait connu...  et qui habitait non loin de la ville.

J'avais fait une promesse peu après son sauvetage, celle de m'assurer que cet inconnu se portait bien. C'était risqué, j'avais bien conscience que c'était dangereux, mais je lui devais bien ça... Il m'avait sauvée, avec Meixing, d'une mort certaine... Sans lui je n'aurais jamais connu le Cursed Lotus, sans lui, je n'aurais jamais eu cette nouvelle famille pour me sentir mieux. Depuis, je considérais celle qui avait toujours été à mes côtés comme ma soeur, et lui pour le coup, était comme un frère à mes yeux... Un frère que je ne voulais pas abandonner...contrairement à ce que j'avais pu faire avec mon cadet en fuyant ma Tribu.

Ce fut donc pleine de remords et hantée par le passé que je fis la connaissance de l'homme qui avait tant compté pour Taiyo. Une rencontre riche en émotions, mais aussi... rassurante. Grâce aux esprits, une bonne personne avait été mise sur son chemin... Une personne qui décida de m'héberger jusqu'au Festival Lunaire de la nouvelle année afin que ma fuite soit beaucoup plus... facile. Pour sûr, je devais rejoindre le port d'Hikyo, et le lieu allait être plutôt désert en pleine festivités. C'était parfait.

Ainsi je passai deux jours auprès de l'homme, émergée, infiltrée chez l'ennemi... ou plutôt, chez un nouvel ami qui vivait chez l'ennemi. Je n'avais pas franchement le goût de la fête, ni l'envie de voir tout ce beau monde vivre paisiblement alors que la guerre dévastait notre monde... Et pourtant, je finis par décoller, vêtue d'un Hanfu aux couleurs de feu, avec message bien camouflé à l'attention de Taiyo dans mes petites affaires. Par chance, et pour plus de sécurité face à la foule, je portais un masque qui venait caché le haut de mon visage, dévoilant seulement mes lèvres.

** Mais.. c'quoi ce monde... ? **

J'avais déjà connu ça, par le passé, aux côtés d'une certaine personne... mais je n'étais pas vraiment d'humeur nostalgique. Déambuler, jouer la comédie, puis, disparaître à jamais, il ne me restait plus que ça à faire avant de faire route pour rejoindre l'équipage afin de donner des bonnes nouvelles à mon protégé qui se remettait doucement de ses blessures.  

Toutefois, au lieu de sortir de la ville pour rejoindre doucement le port.. Mes narines furent attirées par une odeur particulière... Une odeur... de sucre. La fanatique de pâtisseries en moi fut alors possédée par le doux parfum de la tentation, et mon corps me porta devant une femme d'un certain âge qui vendait des merveilles...

Je pouvais bien m'arrêter... Cinq petites minutes...

"Bonjour !!"

Ce n'était pas bien. Mon estomac n'en avait pas besoin. Et pourtant, je bavais, littéralement.  Puis, je ne savais pas combien de temps j'allais passer en mer avant de rejoindre le Cursed Lotus. Il fallait donc que je prenne certaines précautions.

"Heu bonjour, je... Je vais vous prendre... celui-là, et... celui-ci... puis, les ronds... et les couverts de sucre aussi... puis... mettez-moi aussi le p'tit vert... Il a l'air bon le p'tit vert.."
"Ahah !  Eh bien Mademoiselle ! Autant d'appétit ! N'attenteriez-vous pas un heureux événement ?"

Mon visage se figea. Éclater de rire ou éclater son stand ? A vrai dire je n'avais pas le choix, même si ça venait clairement d'ébranler ma petite personne. Quelle sale petite vieille !

"AHAHAHAAH ! Si si ! Voilà ahah ! Je vous dois combien ?"

J'avais voulu la faire taire, pour la payer, et fuir en évitant le drame. Alors j'avais ricané, bêtement, entrant dans son jeu et endossant un nouveau rôle. Cependant, contre toute attente,  j'eus le droit à des félicitations et un nombre incalculable de questions. Bordel. J'aurais voulu qu'on m'achève.

"Oui... Heu... C'est très récent... Ahah...  Mon époux est... heu... dans l'armée vous savez, je suis pas loin de la ville, mais tout va bien, je vais rentrer ahah, la fatigue... hm.. tout ça... "

Jouer la future mère, et sans doute promise à devenir veuve n'était pas franchement très amusant, d'autant plus que je n'avais pas vraiment les capacités pour jouer la comédie bien longtemps. L'heure était venue de disparaître, loin, très loin.

Mais voilà, alors que la bonne femme, très aimable mais trop curieuse, continuait sur sa lancée, mes oreilles furent attirées par une discussion.

"... Cursed Lotus... Il aurait été vu près de la côte, le jour où... Nomura..."

Mon sang ne fit qu'un tour... Les hommes masqués juste à quelques centimètres, parlaient ouvertement de l'évènement qui nous avait tous glacé le sang quelques mois plus tôt... Le soir où Nomura Taiyo avait été attaqué pour finir par chuter d'une falaise le bras en feu... Le moment où nous avions sauté à l'eau avec Meixing pour le secourir. C'était... une blague ?

** Les enfoirés **

J'aurais aimé être en position de me battre, et leur faire regretter... Mais je n'y pouvais rien. Je ne pouvais que rester là... à écouter, et à subir... en imaginant mille et une façons de me venger bien plus tard.

"Oh Messieurs ! Oh la la oui ! J'ai entendu parlé de cela !"
"Ah oui ?"
"Oui ! Il parait que ce sont de vils pirates qui pillent nos petites villes et tuent nos soldats !"

Curieuse jusqu'à la moelle, la vieille vendeuse avait entendu la discussion et s'était empressée de cancaner. C'était parfait ! Enfin, elle ne s'intéressait plus à moi. Enfin, je pouvais partir avec mes pâtisseries pour ne plus jamais remettre les pieds dans cette ville de fous....

Sauf... qu'après réflexion...

"Oh oui... C'est très effrayant tout ça, j'espère qu'ils seront bientôt capturés...." lançai-je alors d'une voix faussement douce et inquiète qui me surprit.

Mais à quoi je jouais ? Je n'étais pas douée pour ces conneries en temps normal... puis j'avais payé, et avait tout en main. Toutefois... Je refusais de passer à côté d'informations sur notre navire ou sur l'identité de ceux qui avaient voulu tuer un de nos membres. Je pouvais bien supporter du jouer la comédie quelques minutes, et puis, mon mensonge affirmé quelques instants plus tôt pouvait expliquer ma curiosité soudaine. Après tout, je jouais une future mère de la Nation du Feu qui s'inquiétait grandement sur la menace qu'était le Cursed Lotus. Rien ni personne ne pouvait me trahir.

Ou presque.

Il faisait chaud, comme toujours dans la nation du feu et même en plein hiver pour le festival lunaire, mais j’avis encore plus chaud sous mon masque. Je détestais revêtir des vêtements inhabituels, de longues robes colorées qui ne ressemblaient plus à celui que j’étais. En réalité, j’adorais me déguiser… quand j’étais pirate. J’adorais me faire passer pour quelqu’un d’autre, jouer la comédie, faire la fête. C’est sûrement pour cette raison que les vêtements de la soirée ne me plaisaient pas du tout, parce que cela me rappelait ce temps bénit où j’avais été réellement heureux. Sincèrement heureux.

Je me déplace de quelques pas pour tenter d’arriver vers un buffet, mais évidement, il n’y a que des boissons chaudes et épicées, rien pour apaiser ma soif et mon humeur. J’achète tout de même quelques boulettes piquantes, relevées juste comme il faut, si cela ne me refroidira pas, au moins mon estomac sera comblé.

Je mâche tranquillement en observant les alentours. La petite place est pleine de monde et le fait qu’on porte tous des déguisements rend les conversations plus compliquées. Ou plus simple au contraire. Les gens osent plus facilement se confier, puisqu’on ne sait pas qui se trouve derrière le masque. Et puis, l’ordre hiérarchique est un retourné on peut s’adresser comme on le souhaite à quelqu’un qui nous est supérieur, en faisant mine de ne pas l’avoir reconnu. Car bon, si nous sommes honnêtes, nos officiers ne peuvent nous être étranger. Nous connaissons trop bien leur démarche, leur façon de parler et leur voix en réalité.

Sauf que tout cela ne m’intéresse pas ce soir, j’ai le vague à l’âme, l’envie d’aller ailleurs et loin. Je m’éloigne un peu du centre de la fête pour aller boire un peu d’eau tiède - rien n’est jamais frais par ici - à la fontaine. Je m’adosse un instant et laisse le vent caresser mes cheveux.

C’est alors que je remarque un attroupement de soldat. Je les reconnais parce qu’ils sont dans les mêmes positions à la caserne pour cancaner. Le soldat de droite avec le masque orange est celui qui a toujours de nouvelles informations. Il sait toujours ce qu’il se passe partout, c’est assez impressionnant.

Malgré moi, je m’approche pour tendre l’oreille. C’est là que j’entends le nom maudit. Cursed Lotus. Je me fige. Que leur est-il arrivé ? Depuis combien de temps n’ai-je pas entendu parler d’eux ? Est-ce mon père qui m’a tenu écarté ?

A mon retour en l’An 45, j’ai donné toutes les informations que je pouvais, puis on ne m’en a plus jamais reparlé. J’avais presque réussi à apaiser la blessure dans mon coeur. Or, je me rends compte qu’elle n’était qu’enfouie sous une couche de poussière. Entendre ce simple mot l’avait rouverte, déchirée et mise à feu.

Je souris et avance pour me mêler à la conversation, mais avant que j’ai le temps de parler.

« Oh oui... C'est très effrayant tout ça, j'espère qu'ils seront bientôt capturés… »

Je me fige, heureusement, mon expression du visage est cachée par mon masque. Première fois de la soirée que je le béni celui-là. J’inspire doucement. Puis je chasse l’idée atroce qui vient de germer dans mon esprit, car ce n’est PAS possible. Elle ne peut pas être là, même déguisée, cela n’a aucun sens. C’est le fait de parler du Cursed Lotus qui m’a fait imaginer des choses. Je balaie la tête.

« Votre mari militaire est en mission contre ces pirates ma bonne dame ?  » 

La vieille commerçante qui s’est jointe à la conversation, me confirme que je fabule. Elle n'est pas là, elle ne peut pas être là. Si proche que ça en serait étouffant. Et puis, de toute manière, même si elle était là, jamais elle ne voudrait me voir.

« Ne vous inquiétez pas Madame, tous les soldats sont sur le qui-vive pour traquer ces pirates, il n’en restera pas un seul en vie. »

Affirmai-je à mon tour. Je dois y croire et faire cesser ma voix de trembler. Il faut absolument que je trouve un moyen de les prévenir. Un moyen détourné, pour qu'ils ne remontent jamais à moi. Pourquoi ai-je totalement cessé de m'en préoccuper ? Pourquoi ai-je fait comme s'ils n'existaient pas ? Pour me sauver moi ? Idiot que je suis ! Leur vie est plus importante que la mienne. J'aurai tout dû mettre en oeuvre. A partir de maintenant, je me le promets. Je serais leur ange gardien, il le faut.

« Votre sac semble lourd, je vous raccompagne ? » proposais-je gentiment en voyant son sac suffisamment plein de sucrerie pour tout un régiment.

Puisque la conversation à l'air de tourner autour d'elle plutôt que du Cursed Lotus, les soldats n'aiment pas donner des informations tant qu'ils n'ont rien de tangible et je vois bien qu'ils ne veulent rien dire de plus.

Je jouais mon rôle à la perfection, pour une fois. Concentrée sur les mots des soldats, j’attendais, la moindre information, le moindre détail, bref, n’importe quoi en lien avec le Cursed Lotus, ou le combat lié à Taiyo. Mais contre toute attente, la vieille vendeuse en remit une couche, me posant alors une question sur le rôle de mon mari imaginaire dans toute cette histoire.

Sincèrement, jusqu’où allais-je devoir mentir pour être crédible ?

J’étais donc prête à répondre, bien décidée à m’enfoncer encore plus dans mon rôle, au moment où la voix d’un nouvel arrivant arriva jusqu’à mes oreilles.

** Non… **

Je me figeai, sans répondre, à fixer cette pauvre femme qui semblait s’inquiéter pour ma petite personne à chaque seconde. J’avais mal entendu… La Nation du Feu, Le bruit, la musique, tout ça me montait vraiment à la tête. Jin ne pouvait pas être ici. C’était impossible.

** Pourquoi impossible ? **

J’aurais voulu étrangler ma conscience à ce moment, mais le temps me manquait. Alors, je décidai de ne pas me retourner, un peu trop secouée par cet instant de folie.  

Jusqu’au moment où le doute disparut complètement.

“Votre sac semble lourd, je vous raccompagne ?”

Cette douceur dans sa voix, ce timbre qui m’avait tant marquée… Je ne pouvais pas me tromper, ni avais besoin de lui faire face pour être sûre. C’était lui.  

“Madame, vous allez bien ?”

Je ne fis même pas attention à la question de la vieille commère, ni aux paroles qu’elle lâcha ensuite. Pendant presque cinq ans, j’avais imaginé ce nouveau contact, cette rencontre… Cependant, à chaque fois, je m’étais vue en position de force, dans un environnement maîtrisé pour pouvoir laisser échapper ma colère, et me battre. Mais non… Il avait fallu que ça arrive maintenant, pendant cette mission en solitaire, en plein cœur d’une ville ennemie, et un soir de fête où Azulon était vénéré.

Saloperies de pâtisseries.

Je ne devais ni trembler, ni me montrer hostile… Par chance, les années passées m’avaient fait mûrir sur ce point… Mais je n’avais pas pour habitude de faire dans la dentelle. Alors, je restai blême, à fixer le vide, prenant ma respiration de façon lente et contrôlée... J'avais vraiment envie de vomir pour le coup, et mes achats compulsifs ne me disaient plus rien du tout.

“... Madame ? Vous avez besoin de vous asseoir ?”
“Oh ! Désolée, je… Non non, ça va, ça va…”
“Mais… ? Dans votre état, vous devriez tout de même…”
“ Non ! Tout va bien !”

J’avais réussi à reprendre mon air enjoué, mon faux sourire et ma voix bien trop mielleuse pour être sincère. Mon absence avait attiré un peu trop l’attention, je devais me tirer d’ici sous peine de me retrouver escortée jusqu'à mon domicile invisible. Et vite.

Mais avant, j’allais devoir faire face à mon passé…  

“Je vous remercie pour votre aide, mais, ça ira, ne vous inquiétez pas.” lançai-je alors en me retournant enfin.

Ses yeux n’avaient pas changé. Le contact fut brutal, à tel point que j’eus l’impression de sentir le sol se dérober sous mes pieds. Il était là. En face de moi. Cet homme que j’avais tant aimé et que je haïssais tant à présent…  Mais, je ne devais pas flancher, ni laisser la rage ou un autre sentiment prendre le dessus… De plus, je ne pouvais pas savoir si lui m’avait reconnue de son côté.  Et j'espérais avec débilité que ça serait le cas.

Je n’avais donc plus qu’à fuir, me jeter dans la foule après un remerciement poli… Mais… Les dernières paroles que Jin m’avait adressées ce fameux soir me revinrent violemment en tête…

* Ne fais pas ça... **

Alors, je m’approchai de lui, anéantissant le vide qui nous avait séparés, brisant littéralement la distance, pour me faire entendre d’une voix douce, teintée de provocation.

“Je vous fais confiance pour les pirates… Rappelez-moi lorsqu’ils seront tous… au creux d’une corde.”

Puis je souris, de façon hypocrite, puis reculai de quelques pas pour me tourner vers celle qui me dévisageait toujours avec une certaine inquiétude.

“Merci, profitez bien du festival.”

J’avais été loin. Trop loin. Quelle conne ! Mais ça avait été plus fort que moi. La colère avait fini par prendre le dessus, même si elle avait été douce et venimeuse. Alors, je m'éclipsai dans la foule, tremblante, les dents serrées, en espérant qu’il n’allait pas me suivre. Car je commençais à ne plus être maître de moi-même… Seul le fait de penser à Taiyo m’aidait à tenir le coup.

Je lui avais fait une promesse. Il était hors de question de la faire voler un éclat pour un traître qui avait brisé mon coeur.

Ma question était la sollicitude même, mais je reconnais que, si elle ne m'avait pas d'abord fait penser à la douce Ahloy que j'avais tant aimée, je ne l'aurai jamais posée. C'était honteux de songer comme ça, mais j'imaginais que si j'offrais un peu de mon temps à cette inconnue, quelqu'un d'autre en ferait sûrement autant avec elle. Celle que j'ai détruit et dont je suis toujours amoureux. Je ne cherche même plus à me mentir à moi-même en disant que c'est du passé. Elle hante mes jours, mes nuits et ma vie.

C'est pourquoi je suis un peu étonnée en la voyant s'affaiblir. Je comprends mieux son état quand la commerçante s'en mêle, je fais trois pas sur le côté, comme pour m'éloigner et lui laisser la possible intimité dont elle a besoin quand j'entends de nouveau sa voix. Pas celle de l'inconnue, la sienne à elle. Par le feu, c'est vraiment troublant.

“Je vous fais confiance pour les pirates… Rappelez-moi lorsqu’ils seront tous… au creux d’une corde.”

Le choc est puissant, saisissant. Quand elle recule, mes paupières papillonnent et mon coeur bat la chamade. J'espérais tellement que ce soit elle que je ne pouvais y croire, mais là. C'est elle. Je souris comme un débile. Heureux de la voir et savoir en vie. Elle est là, vivante et possède encore assez d'énergie pour me renvoyer mes dernières paroles.

Le soulagement que je ressens à sentir sa présence si proche me fait un bien fou. Depuis quand n'avais-je plus respiré de la sorte ? Depuis quand ne m'étais point senti si vivant ?

Pourtant je me force à reprendre une posture neutre et un visage fermé. Je ne laisse ma joie exulter qu'à l'intérieur de moi. Et c'est un véritable feu d'artifice.

Il me faut encore quelques secondes pour saisir le sens de ses paroles, pour sentir son poison, son venin, sa haine, sa colère. Bien sûr qu’elle m’en veut à mort, bien sûr qu’elle me hait. Mais la réjouissance de la voir comblait le tout.

Alors qu’elle s’éloigne, je la rattrape à grand pas et attrape son sac.

« Bon sang, mais tu es folle ! Que fais-tu ici ? En mission, bien sûr, mais tu t’es trahie comme une débutante ! »

Mes paroles sont rapides, mon souffle est aussi doux qu’un murmure mais ma colère est sincère. Comment a-t-elle pu agir aussi idiotement ! J’ai mis du temps à la reconnaître, elle savait qu’elle pouvait passer inaperçue, même sous mon propre nez… Or elle a eu besoin de faire sa mini crise. Je me gronde en pensées, si je suis en colère, c’est contre moi, comme depuis toujours.

Je m’éloigne avec elle, rapidement. Tant pis si les quelques soldats trouvent ça louche, elle risque des ennuis bien plus gros des commérages si on la repère. Je la maudis d’être aussi imprudente, mais je continue de jubiler. Elle est là. Pour de vrai. Et mon coeur explose de joie.

Pourtant, je ne peux rien faire pour lui expliquer ou lui dire. Elle ne comprendrait pas et nous n’avons pas le temps. L’urgence c’est qu’elle quitte cette nation bien trop dangereuse pour elle.

« Ne pose pas de question, je te ramène à ton bateau, les pâtisseries sont évidemment pour le long voyage qui t’attend, je ne suis pas idiot, merci. »

Ma voix roule sur les derniers mots. Voyage. Bon sang, que ça me manque. Je devance ses questions, je ne veux pas quelle parle ni qu’elle ait le temps de parler. Et puis, j’ai déjà trouvé l’excuse parfaite.

« Tu ne m’as pas tué, la dernière fois. Je paie ma dette aujourd’hui. » soufflai-je avec hargne.

C’est faux. Bien sûr que c’est faux. Ma dette est largement supérieure à ma pauvre petite vie épargnée et elle ne sera jamais remboursée. Et évidemment, je ne la trahirai jamais plus de la sorte, je ne préviendrai personne, ni ce soir-là, ni jamais.

**Parce que tu crois que c'était drôle de vivre sur ce raffiot puant comme prisonnier ? Tu pensais que j'allais apprécier la balade ? C'était si facile de te berner, continue bien à faire ce que tu sais faire de mieux. Adieu, on te reverra au creux d'une corde. **

Les mots allaient et venaient dans mon esprit, sans cesse, sans répit, alors que je marchais lentement vers le port. Et ça ne cessa pas, même lorsque celui qui nous avait tous trahi finit par me rattraper.

Mon masque ne cachait pas le bas de mon visage, c'était bien ma veine. En plus de devoir me retenir d'exploser, je devais sourire, bêtement, pour ne pas me trahir, pour ne pas éveiller les soupçons. Sans doute la chose la plus difficile que j'avais eu à faire de toute ma vie. Mon coeur battait à me faire tourner la tête, je tremblais encore mais continuais de serrer les poings pour ne pas céder. Et les mots de Jin ne venaient rien arranger du tout. Bien au contraire.

Je n'avais pas envie de l'écouter, ni de le sentir à mes côtés. Il y avait cette haine qui me faisait bouillir, mais contre tout attente, il y avait aussi un autre sentiment, plus vieux, plus ancien, indéfinissable. Et ce sentiment me faisait vraiment peur à cet instant.

** Tais-toi, tais-toi, tais-toi... **

J'écoutais, sans rien dire, sans broncher, alors que ma langue était prête à fourcher, venimeuse et piquante. Je ne comprenais pas son comportement, ni cette fichue habitude qu'il avait de faire allusion au passé. Bordel ! Je n'étais pas une débutante, il pouvait bien aller se faire voir, tout ça, c'était de sa faute.  Et puis son histoire de dette n'avait fait qu'accroitre ma nausée... J'avais envie de le frapper, fort, de lui faire fermer sa bouche par n'importe quel moyen... Mais voilà. Je ne pouvais pas. Je devais subir. Et attendre d'être plus à l'écart avant de tenter quelque chose.

Mais faire quoi ? Tout était bien trop dangereux. Je ne pouvais pas me permettre de me lancer dans un combat dans un lieu ennemi.

Alors, j'attendis. J'attendis d'être presque arrivée à destination, et bien loin de la foule pour enfin réagir.

"Tu joues à quoi là ?" sifflai-je entre mes dents en lui faisant face.  "Non t'sais quoi ? Ferme-là."  

Un petit bateau n'allait pas tarder à partir, avec à son bord quelques feux d'artifice et mon contact fiable pour rejoindre le large en toute simplicité. Je ne pouvais pas me permettre de perdre du temps à bavasser avec celui qui hantait mes jours et mes nuits depuis son départ. Même si je crevais de savoir pourquoi il nous avait fait ça, pourquoi il m'avait trahie, et quels mots avait-il échangé avec l'ancien Capitaine avant que ce dernier ne perde la mémoire suite à l'attaque dont nous avions été victimes... Tant de questions sans réponses. Tant de questions qui resteraient encore au chaud pour un moment.  

J'osai finalement un regard vers le quai, bien calme, puis décidai d'agir à nouveau sur un coup de tête, poussée par une force invisible non identifiée. Alors, d'un geste violent, j'allai détacher mon masque pour le jeter violemment à ses pieds.

" J'avais.... confiance...  en toi." grognai-je silencieusement les dents serrées en plantant mon regard larmoyant de colère dans le sien.

Je n'arrivais pas à dire autre chose. Pourtant, les mots tournaient en boucle dans mon esprits. Peut être était-ce à cause du danger omniprésent, ou à autre chose... Ou... les deux ? Je devais pourtant garder mon calme... et ne pas faire de vague. Pas cette fois. Ainsi, je m'approchai de lui, lentement, pour lui faire face, et le toiser de ma petite hauteur. Mon visage, si proche du sien, se montra alors menaçant...

" L'équipage est sous ma responsabilité désormais. Alors, j'te préviens... Si tu touches, ne serait-ce qu'à un cheveux... d'un des membres du Cursed Lotus, si je t'aperçois avec ces enfoirés de soldats proches du navire ou si tu tentes n'importe quoi....  J'te tue. C'est clair ?"

La proximité si soudaine faisait battre mon coeur comme jamais alors que mes mots n'avaient pas été tendres, loin de là. Ma haine avait atteint un point de non retour, je le savais, et je refusais d'entendre ses explications ou autres prétextes de peur d'être confuse et de remettre mes années à le maudire en question.

Il nous avait trahi. Il m'avait détruite. Une partie de mon âme s'était éteinte ce soir là, je m'étais fermée à toutes autres émotions, incapable de faire confiance et de faire preuve de compassion de façon normale. Il avait eu mon coeur, l'avait brisé et en avait gardé les morceaux. Ça avait été lui et personne d'autre. Et ça le resterait malgré tout.

On ne pouvait plus rien y faire, c'était comme ça.

Elle me suit, sans broncher. Il est évident qu'elle attend le bon moment, parce que je ne l'ai jamais connue passive ou obéissante. Ahloy elle est un électron libre, une force de la nature, une vraie maître de son destin et capitaine de son âme. Alors, je sais que je vais en prendre pour mon grade. Et même si je n'en ai pas envie, je comprends parfaitement qu'elle le fasse. Et je suis même prêt à subir une dérouillée de sa part si ça me permet de passer quelques minutes de plus en sa compagnie. Ahloy. Son nom vibre dans mon esprit et je savoure ce frisson qui me parcourt. Je n'en reviens toujours pas qu'elle soit là. A mes côtés.

Ce n'est que lorsque nous sommes a proximité du port et loin de la foule qu'elle se retourne face à moi et fait jaillir sa voix. Je n'ai pas d'autre mots pour décrire sa fureur.

" J'avais.... confiance...  en toi."

Sa colère, sa peine, son grognement, sa tristesse, sa déception tout ça, fait qu'elle bute sur chaque mot. Et ils me reviennent en plein coeur. Je l'ai tellement déçue.

« C'est injuste je sais, mais sache que ma confiance en toi perdure. »

Je n'ai pas pu me retenir, pas pu garder mon visage neutre, fade. Impossible d'être objectif en laissant mon coeur prendre les commandes. C'est injuste ce qu'elle vit. Injuste qu'elle ne sache pas, qu'elle ne comprenne pas. Injuste qu'elle ... mon esprit s'arrête net de réfléchir quand je sens son odeur, son haleine. Elle est si proche que je vois chacun de ses cils. Et mon coeur qui se met à battre si vite va me trahir. Elle va sentir ce que je ressens n'est-ce pas ? Malgré sa colère, elle peut le comprendre. Je l'espère tout comme je meurs d'envie que cela reste secret. C'est trop tôt, je n'ai pas encore compris ce qu'il était arrivé à mon frère, pas pu encore régler cette énorme soucis-là.

J'inspire doucement pour tenter de ralentir mon coeur. Je revêts de nouveau mon masque de froideur sur mon visage.

« Je comprends c'est de bonne guerre. »

Les mots m'arrachent la bouche mais je ne le montre pas.

Pour continuer à réfléchir correctement, je me recule. Tout en elle me donne envie de tendre les bras pour la cueillir contre mon coeur. Mais je sais qu'elle me repousserait, qu'elle me hurlerait dessus. Je sais que je n'ai plus le droit de la toucher, même si j'en crève d'envie. Je ne mérite plus rien, pas même son pardon.

« Un jour j'essaierai de t'expliquer mes raisons, promis. »

Une larme, unique, coule le coin de ma joue. Je ne l'essuie pas pour ne pas attirer l'attention dessus.

« Mais tu as un bateau à prendre. FILE. »

J'ai haussé la voix, parce que j'ai perçu un mouvement. J'espère que ce n'est que mon imagination, qu'il n'y a pas vraiment quelqu'un. Parce que je ne veux pas qu'elle risque sa vie plus qu'elle ne le fait déjà. Et surtout pas à cause de moi une fois de plus.

Agaçant. Il n'y avait pas d'autres mots pour qualifier Jin à cet instant précis. C'était quoi encore cette histoire de confiance ? Pour qui se prenait-il ? D'où se permettait-il de qualifier mes propos de bonne guerre ? Les poings serrés, je reculai alors de quelques pas. Il fallait que je me contrôle, que je me calme, et surtout que je n'aille pas le frapper de toutes mes forces.

** Pour Taiyo, bordel, pense à Taiyo. **

C'était dur. Encore plus que ce que j'avais pu imaginer. Il voulait m'expliquer ses raisons, comme s'il en existait, et osait même de donner des ordres. C'était le monde à l'envers. Pourtant, j'allais bien devoir fuir, on pouvait entendre des bruits de pas au loin... Du monde approchait. Ça devenait risqué. Et pourtant. Je n'avais pas envie de partir. Pas encore.

"Tu sais où tu peux t'les mettre tes raisons ?" chuchotai-je les dents toujours aussi serrées. "T'as voulu jouer, t'as menti, t'as perdu Jin."

Enfin j'arrivais à dire le prénom de celui qui avait joué avec mes sentiments, m'avait fait des promesses... On avait tant parlé d'avenir, de projet, malgré la guerre, malgré notre vie bien compliquée... Tout ça avait été bien trop loin... J'avais été bien trop naïve, bien trop bête, bien trop... amoureuse.

"Hé, ça va être l'heure des feux d'artifice !"
"Oui !!!"

Une voix se fit entendre au niveau du bateau qui devait me tirer de ce merdier. En réponse, le petit groupe de personnes qui s'était dirigé vers nous fit demi-tour. C'était le signal... Je devais le rejoindre. Sans accorder un dernier regard à Jin, je commençai à marcher vers le ponton.

"Je n'sais pas à quoi tu joues, avec ta fausse compassion, mais ça n'prend plus. Soit celui qu'j'ai vu sur le bateau lors de notre combat, et arrête d'essayer d'être une pâle copie de cet amant qui n'existe plus."

Bordel, ça faisait mal. Le voir agir de la sorte m'avait perturbée. J'étais toujours enragée, mais... ce n'était pas tout. Cet espoir, ce rêve, de le voir revenir avec de bonnes raisons m'avait à nouveau frôlé bêtement l'esprit. Mais le mensonge et les souvenirs douloureux avaient repris le dessus, chassant mon songe avec force. Il était un ennemi, peut-être avait-il pour mission de nous amadouer encore une fois pour mieux nous détruire... Ça expliquerait sans doute ces propos menaçants et ses pics de fausse compassion.

Laissant mon masque à ses pieds, je prenais la route vers la liberté, le coeur battant, le corps tremblant, perdue dans un flot d'émotions incompréhensibles.

Mon prénom qui coule sur ses lèvres me brise le coeur autant qu'il me fait respirer. L'entendre m'appeler comme avant, comme si j'étais autre chose que juste ce soldat de la nation du feu qu'elle exècre. Sauf qu'il n'a plus la même sonorité, il est craché, haït, honnit. Pourtant, je ne montre rien, ne dis rien. Je reste droit, bien en appuis sur mes pieds, mon visage neutre. Par les tempêtes de la mer, que j'ai envie d'agir autrement.

Des voix me parviennent du lointain, mais je n'écoute pas, je n'entends qu'elle.

Et chacune de ses paroles me brise le coeur. J'ai perdu, échoué. Une fois de plus. Je suis incapable de tout lâcher pour elle, comme j'aurai dû le faire. Mais l'aîné des Shao mérite aussi mon attention et... Fausses raisons. Peut être a-t-elle raison, je les ai réellement trahi et c'est moi qui me cache derrière des fausses idées depuis tant d'années.

Je ramasse son masque tombé au sol et le sert contre moi. Peut être gardera-t-il son odeur encore un peu. Une larme puis deux coulent le long de mes joues, elle n'est plus qu'un seul point au fond, une dernière lumière avant le noir complet de la nuit.

Alors, seulement quand même le vent ne peut lui porter ces petits mots, je les lâche.

« Je t'aimerai toute ma vie. »

Des murmures qui volent et s'écrasent contre les vagues, contre le vent, contre les rochers. Ces petits mots, intolérables pour l'instant et sûrement pour toujours.

Et, encore une fois, je la regarde s'éloigner à bord d'un bateau sur les flots. Encore une fois, je sais que c'est de ma faute. Pourtant, la douleur de sentir mon coeur s'arracher me brûle les entrailles. Je ne m'y habituerais jamais.

Enfin, je m'éloignais, les yeux brillants de larmes, mes pâtisseries en main. J'avais du étouffer ma rage, me contenir, et puis finalement, j'avais perdu pied. Les années passées avaient réussi à m'apaiser, à me permettre de ne pas exploser, mais je n'étais pas guérie. Je ne le serai jamais.  

"On se tire d'ici, vite." marmonnai-je à l'attention de mon complice, le capitaine de ce petit bateau dont le rôle était de tirer des feux d'artifice.

Ni une ni deux, le bateau s'éloigna rapidement du ponton, et moi, je restai là, à fixer l'horizon, incapable de me retourner de peur de céder à une nouvelle vague d'émotions. Je pouvais remercier Taiyo pour avoir réussi à garder mon calme... Mais quand serait-il la prochaine fois ?

** Il ne faut pas de prochaine fois. **

Et pourtant, je savais, au plus profond de mon être, que nos routes finiraient par se croiser.

Il fallait juste que je sois prête. Prête à rompre ce lien définitivement qui continuait, malgré les années, à hanter mes nuits et malmener mon coeur.