Le froid lui piquait la peau. Un froid que Liwen n’avait pas ressenti depuis des semaines, voire des mois ; mais c’était un bon froid, c’était le froid du Pôle Sud. Le froid de la maison, quittée trop longtemps, trop vite, trop brutalement, d’une façon qu’elle ne pourrait jamais oublier. Mais elle était de retour, enfin ; elle se repaissait du paysage de la tristement célèbre Baie des Fantômes, la neige, le ciel d’un bleu éclatant, de la neige qui crissait sous ses pas ; des bâtiments de la Secte, familiers et étrangers en même temps. Tant de visages autour d’elle ; certains nouveaux, d’autres connus. Tout avait changé, mais tout était pareil, paradoxe qu’elle aurait bien été en peine de résoudre. Cela lui faisait du bien, de voir les activités quotidiennes, les disciples à entraîner, les patrouilles à réaliser, les odeurs de cuisine, cela lui donnait un sentiment de normalité ; mais cela lui rappelait ce qu’elle avait perdu, tous ces moments qu’elle avait ratés. Il y avait ce mur, entre elle et les autres, un mur immense ; ils ne pourraient comprendre ce qu’elle avait vécu que si elle en parlait, mais elle ne voulait pas en parler. Les cauchemars étaient trop présents, la culpabilité aussi.

Elle ne voulait pas être prise en pitié.

La culpabilité était comme une chape de plomb sur ses épaules. Culpabilité de s’être faite capturer si facilement, d’avoir laissé tant de ses frères et soeurs des Pôles en prison, d’avoir survécu, d’avoir pu s’échapper alors que d’autres n’avaient pas eu cette chance ; culpabilité de n’avoir pu participer à cette Bataille pour laquelle tant de membres de la Porte étaient partis enfin. Passer sa colère sur certains soldats du feu lui paraissait à cet instant une occupation agréable. Mais non. Elle avait eu un bon sens du timing, avait réussi à arriver peu après la Bataille, c’était déjà bien, mais pas suffisant. Elle aurait voulu y participer, peu importe les opinions des autres maîtres ou des Grands Maîtres. Si elle n’avait pas été capturée, elle aurait pu être là pour se battre. Triste constat, un peu obsédant. Elle avait l’impression d’avoir abandonné le Pôle Sud, de l’avoir trahi aussi.

Elle avait besoin de respirer, de s’éloigner un peu. Quitter Iju Guk’a pour aller s’aventurer dans la toundra environnante, se remémorer les lieux, se les réapproprier aussi. Retrouver ses marques, Taqqiq à la main, déterminée à ne jamais lâcher sa lance. Plus jamais. Ôter son arme spirituelle à un cultivateur, c’était criminel ; elle s’était sentie comme amputée d’une partie de son être, encore plus impuissante. Haut dans le ciel, elle entendait le cri des oiseaux du Pôle ; un son familier, presque réconfortant, perçant. Elle songeait qu’elle aurait bien voulu voler, elle aussi ; parviendrait-elle à se lier spirituellement avec un oiseau en animal de Vif ? Etait-elle seulement encore capable de progresser, après avoir été privée de sa vocation pendant si longtemps ? Ne valait-il mieux pas qu’elle rentre au village, et mène une vie simple, dédiée..à la pêche, à la chasse, ou elle ne savait quoi ? Qu’elle rende Taqqiq une bonne fois pour toutes, qu’elle abandonne la cultivation ? Qu’était-elle capable de faire, à part cultiver ? La secte avait été toute sa vie, pendant si longtemps, mais y avait-elle encore sa place ?

Autant de questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre, qui l’obsédaient - nuit et jour. Liwen secoua la tête, mécontente d’elle, avant de commencer à faire quelques exercices de base avec sa lance. Il fallait qu’elle s’y remette, - c’était sans doute le seul moyen d’obtenir une réponse à ses questions -, mais doucement. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas pu s’entraîner, ses muscles n’y étaient plus habitués ; pratiquer des mouvements avancés étaient le plus sûr moyen de se faire mal, et de plus être bonne à grand-chose après.