J'ai toujours été une bonne tireuse. Une excellente tireuse même. Mais quand je n'ai qu'un chargeur de neuf balles pour douze types parce que quelqu'un ne m'a pas donné les bonnes informations, forcément, je ne peux pas faire de miracle. Et je suis obligée d'en venir à des méthodes moins rapides, moins propres, plus sanglantes et plus risquées pour moi aussi. Heureusement que mes neuf balles ont toutes fait mouches, sinon, les difficultés se seraient encore un peu plus accumulées. Même si je suis presque aussi bonne combattante que tireuse, pas de chance pour eux. D'autant plus que j'ai une réputation à conserver, jusque dans mon propre clan. Celle d'avoir été entrainé depuis mon enfance par un père ayant tout fait pour me transformer en véritable arme humaine, en tueuse redoutable et redoutée. Pas pour rien que je suis aujourd'hui la meilleure tueuse de la Triade à laquelle j'appartiens, et ce depuis des années. Et je vais sans doute me répéter, mais pas de chance pour ces gars du cartel mexicain rival : je ne suis pas là pour apporter des fleurs et j'ai une réputation à conserver…

Une dizaine de minutes plus tard, douze cadavres, un couteau de lancer perdu dans la bataille, plusieurs bleus et coupures et peut-être même une côte cassée ou fêlée, je finis par ressortir de ce foutu bâtiment. Et avec un foutu gout de sang dans la bouche me poussant à contrôler rapidement avec ma langue que je n'ai pas en plus perdue une dent. Mais non, on dirait juste une sale coupure à la lèvre. A moins qu'elle ne soit carrément fendue comme commence à le laisser penser la douleur que je ressens maintenant que l'adrénaline retombe. Mais au moins, la mission est remplie.

- On dirait que tu aurais bien eu besoin de renforts là-dedans. Pourquoi tu nous a pas appelé ?

Me lance déjà la voix narquoise d'un autre soldat haut placé de la Triade alors que je ne suis plus qu'à une dizaine de pas de ma voiture. Et lui, toujours tranquillement assis sur le capot de la sienne, les trois autres gars l'accompagnant pas bien loin derrière et se marrant à ses paroles. Tss, comme s'ils auraient bougé ne serait-ce que le petit doigt pour me rejoindre si j'avais demandé des renforts. Il suffit de les voir encore là, à attendre en toute décontraction, alors qu'il est évident que je n'avais même pas besoin de les appeler en particulier pour qu'ils comprennent que ça devenait chaud pour moi à l'intérieur. Et puis, à qui dois-je l'erreur d'informations sur le nombre de mexicains là-dedans à votre avis ? Oh non, je sais bien que malgré les années passées dans ce clan et ma réputation, ils font partie de la grande majorité de ceux à encore m'appeler "La Prise de Guerre". Celle qui a été vendue comme arme pour le clan par son père pour assurer une paix entre son groupe de yakuza et la Triade. Si encore j'étais chinoise comme eux… Mais non, il a fallu que je sois nippo-coréenne, le parfait mélange pour se faire détester. Et dire qu'à écouter mon père le jour où il m'a "vendu", alors que je n'avais que 18 ans, c'était pour mon bien, parce qu'en tant que femme, je n'aurais jamais réussi à me faire une place chez les yakuzas. S'il voyait combien j'en bave ici aussi, uniquement à cause de mes origines…

- Appelle la Tête de dragon et dis-lui que c'est fait.

Crache simplement en guise de réponse, sans même lui donner le plaisir de faire de commentaire sur leur manque cruel d'efficacité ou même d'utilité. Je sais que ce type est en contact avec la Tête de dragon de notre Triade, jouant régulièrement le garde du corps pour lui. Et si je ne doute pas une seconde qu'il va sans doute profiter de cet appel pour raconter une version bien différente de la vérité, je sais aussi que le discours du Bâton Rouge, que j'appellerais moi-même dans quelques instants pour lui faire mon rapport, aura bien plus de poids que son discours à lui. Sans doute pour ça que je ne lui accorde pas plus d'importance que ça avant de m'installer derrière le volant.

Et effectivement, à peine le moteur démarré et ma voiture ayant quitté le parking pourri de ce bâtiment tout aussi pourri, j'active la commande vocale pour appeler mon supérieur direct, le Bâton Rouge de la Triade. Le troisième que je vois passer à ce poste en restant éternellement sa numéro 2 et son meilleur atout pour les missions d'assassinats, d'interrogatoires "musclés" dirons-nous, ou de disparitions de preuves. Encore une belle preuve que malgré ma loyauté envers le clan depuis que j'y suis et mes compétences, je sais parfaitement que je ne serais rien de plus que la numéro 2 du Bâton Rouge, sa meilleure arme et tueuse, parce que je ne suis pas comme eux… Mais qu'importe, je sais aussi que ma position au sein du clan me met à une place un peu particulière de la hiérarchie. Officiellement numéro 2 d'un haut responsable mais officieusement pas réellement dans cette hiérarchie, pouvant être amenée à tout moment à rencontrer la Tête de dragon en personne pour une mission que même le Bâton Rouge ignore. C'est d'ailleurs déjà plus ou moins arrivé, mais ceci est encore une autre histoire.

Mon compte rendu fait à mon "supérieur" et ce dernier se déclarant satisfait, je finis par raccrocher… Et soupirer en réalisant où je suis en train de me conduire sans y avoir fait attention jusqu'à maintenant, occupée par ma conversation téléphonique. Même si d'un autre côté, il n'y a rien de vraiment étonnant à ce que je sois en train de me garer devant les labos de la Triade plutôt que devant chez moi. A cette heure-ci, je sais bien que si je veux aller voir l'une des seules personnes de ce foutu clan à ne pas me voir comme une arme humaine, une étrangère, ou les deux réunies, je ne la trouverais que là. Et c'est en sortant de ma bagnole que je réalise que oui, j'ai peut-être bien une côte bien endommagée en fait, me faisant grimacer de douleur au passage. Super, je vais encore me faire engueuler pense-je en soupirant de nouveau avant de me diriger vers l'entrée du bâtiment.

- L'Alchimiste ?

Demande-je rapidement à la première personne que je croise une fois dedans. Et après m'avoir dévisagé quelques instants, son expression me faisant comprendre que je vais vraiment me faire engueuler vu les blessures que je dois avoir, la jeune femme m'indique rapidement le bureau de celle que je cherche. Pas vraiment une surprise en soit, encore une fois, mais connaissant celle répondant au surnom de L'Alchimiste, elle aurait très bien pu être en train de vadrouiller ou faire je ne sais quoi ailleurs dans les labos. Remerciant rapidement la jeune femme d'un signe de la tête, je me dirige donc vers le bureau en question.

A peine entrée dans la pièce, mon regard tombe déjà sur la silhouette de Kaori, me tournant le dos. Je ne sais pas si elle ne m'a pas entendu - être aussi silencieuse que discrète étant devenue une véritable seconde nature chez moi - ou si elle m'a parfaitement reconnu - comme elle sait si bien le faire sans que je ne comprenne comment elle fait - et préfère rester concentrée sur ce qu'elle est en train de faire mais elle ne se tourne pas vers moi. Je parcours donc en quelques pas la distance nous séparant avant d'enrouler mes bras autour de sa taille tout en posant déjà mon front sur son épaule et pousser un long et profond soupir.

- Parfois, j'en ai vraiment marre de tous ces connards.

Maugrée-je en restant encore ainsi quelques secondes pour profiter de ce contact avec la femme qui partage ma vie depuis plusieurs années déjà. Même si je finis par me redresser en me rappelant que, merde, j'ai oublié d'enlever mes armes avant de la prendre dans mes bras. A croire que je veux vraiment me faire engueuler moi, entre ça et mes blessures… Je me détache donc à contrecœur avant de faire quelques pas en arrière et pousse un nouveau soupir alors que cette fois, c'est moi qui tourne le dos à Kaori. Le temps de poser sur le meuble libre le plus proche mon flingue - vide mais bon, c'est une autre histoire -, mes deux couteaux Karambit et les quatre couteaux de lancer que j'ai encore. Tant qu'à être de dos, autant essayé d'anticiper un peu la prochaine engueulade à propos de mes blessures, non ?

- J'ai plusieurs blessures de la part des Mexicains. Rien de bien grave, sauf peut-être deux. Tu peux regarder, s'te plait ?

Lance-je donc à ma compagne, prenant bien soin d'évoquer rapidement le cartel rival comme pour tenter de me dédouaner du fait d'être allée me frotter à eux. Même si depuis le temps, elle devrait y être habituée vu mon rôle dans la Triade mais il faut croire que non, elle ne s'y fera jamais… Je prends encore quelques secondes pour retirer ma veste en cuir, que je vais pouvoir jeter d'ailleurs vu le trou que j'ai à la manche maintenant, avant de me tourner vers elle. Oui, les deux blessures que je veux qu'elle regarde pour m'assurer qu'il n'y a rien de trop grave, c'est donc cette foutue côte qui me fait mal mais aussi l'entaille assez profonde que j'ai au bras à cause d'une balle m'ayant raté… Enfin pas totalement quand on voit qu'elle a réussi à niquer ma veste en cuir et vue l'entaille qu'elle m'a fait mais reste qu'elle m'a juste bien effleuré et ne m'a pas traversé quoi. Je sais, pour moi, ce n'est qu'une grosse coupure, pour Kaori, c'est une nouvelle raison de m'enguirlander au sujet de mon insouciance du danger et tout ce discours auquel j'ai le droit depuis des années… Mais même si ça me fait toujours soupirer et que je finis toujours par lui répondre, je continue de me dire que d'une certaine manière, ça montre aussi que je compte un peu pour elle, non ? Et qu'à ses yeux, je ne suis vraiment pas que cette arme vivante ou cette étrangère que les autres ont tendance à voir. Une chose qui fait du bien l'air de rien.

Je ne peux m’empêcher de sourire légèrement quand j’entends son murmure qui appuie mes propos. Bien que cela ne m’empêche pas de m’écarter d’elle quelques instants après, tant pour lui faciliter son travail que pour retirer les armes que je porte encore. Je vais déjà me faire gronder comme une enfant pour mes blessures alors autant ne pas en rajouter une couche en les gardant sur moi plus longtemps que nécessaire.

Et sans surprise, voilà Kaori qui commence à me demander des comptes alors que je me tourne de nouveau vers elle. Je ne réponds pas à sa question pour le coup, me contentant de regarder le sol quelques secondes avant de relever les yeux vers elle. Qu’est-ce que je peux répondre qu’elle ne sache pas déjà, de toute façon ? Ce n’est pas comme si cela faisait déjà plusieurs années que ce genre de scènes avaient lieu entre elle et moi, mais presque. Toujours sans un mot, je lui désigne rapidement la zone qui me fait mal, au niveau des côtes. Celle où j’ai peur d’avoir quelque chose de cassé ou de fêlé. Même si elle ne pourra pas forcément me le dire précisément sans que je passe de vrais examens médicaux, je sais qu’elle pourra quand même déterminer si j’ai réellement besoin de ce vrai examen ou non. Pour ce qui est de ma blessure au bras, inutile à mon sens de l’insulter en pensant qu’elle ne l’a pas déjà remarquée par elle-même. Ce qu’elle ne tarde pas à me prouver d’ailleurs en commençant déjà à l’examiner, avant de me proposer deux choix pour soigner cette entaille.

- Le plus rapide pour toi.

Lui répond-je simplement, presque dans un souffle, ne voulant pas m’imposer plus que de raison à cause de ces blessures et la perturber dans son travail. Pour ce qui est d’une éventuelle cicatrice, elle est plus que bien placée pour savoir que ce ne sera pas la première si jamais cette entaille en laisse une. Et sans doute pas la dernière non plus, mais je préfère ne pas aborder cette partie du sujet tout de suite. D’autant plus qu’elle profite des quelques secondes qu’il me faut pour retirer mon haut - non sans une légère grimace de douleur - pour lui faciliter les soins pour reprendre la parole et me répéter combien elle n’aime pas me savoir si proche du danger lors de la plupart des missions que me confie le Bâton Rouge ou la Tête du Dragon.

- Hey…

Commence-je par dire en cherchant à attirer son attention sur moi, à capter son regard. Sans succès, ma compagne se focalisant déjà sur le bleu qui marque mes côtes douloureuses à la place. Et se permettant même de commenter le fait que j’ai au moins le bon sens de venir la voir quand j’ai des blessures dans ce genre. De quoi me faire pousser un léger soupir alors que je finis par lui prendre délicatement le menton de ma main droite pour la forcer à me regarder.

- Hey… Ça n'arrivera pas. Ok ?

J’ai l’impression de me répéter pour la millième fois à ce sujet, ma voix assez basse et mon ton se faisant le plus rassurant possible. Je sais bien que cela ne dépend pas que de moi, loin de là. Mais je garde quand même suffisamment confiance en moi, après toutes ses années d'entraînement et à faire ce que je fais, pour me dire que je connais parfaitement mes limites et que je sais quand fuir. Surtout depuis quelques années pour l’option de la fuite, surtout maintenant que j’ai une réelle raison de faire en sorte de revenir en vie et pas trop amochée. Mais ça, ai-je vraiment besoin de le lui dire pour qu’elle le sache ? A la place, je le lui fais comprendre en profitant de lui tenir toujours le menton pour l’embrasser tendrement, me reculant légèrement quelques secondes plus tard tout en la relâchant en même temps.

- On m’a pas donné les bonnes infos pour que je règle ça rapidement… Inutile de te dire qui me les a donné.

Finis-je quand même par lui expliquer rapidement pour justifier comme je peux que les choses aient dégénéré. Elle sait depuis le temps que je ne me lance pas tête baissée dans ce genre de situation contrairement à d’autres dans notre Triade. J’essaye toujours de faire en sorte d’éviter les problèmes et de faire en sorte d’avoir ce qu’il faut pour régler les choses de façon rapide, propre et efficace. Mais c’est sans compter sur les fausses informations qu’on me donne parfois et qui m'empêchent de planifier mon attaque correctement. Une chose qui commence à devenir répétitive depuis un certain moment d’ailleurs, elle le sait et le remarque autant que moi. Elle sait très bien aussi pourquoi cela arrive. L’égo d’un homme est parfois bien plus fragile qu’il ne veut le laisser croire ou l’avouer lui-même. Et les bassesses qu’il est prêt à commettre pour tenter de le réparer sont souvent encore plus lamentables que ses motivations…

Ce n’est un secret pour personne dans la Triade que je dérange à la place où la Tête du Dragon m’a placé depuis de nombreuses années. Cette place qui échappe au reste de la hiérarchie lorsque le meneur de la Triade le décide et me l’impose. Ce n’est un secret pour personne qu’un autre rêverait d’être à ma place, à défaut de réussir à être nommé Bâton Rouge depuis des années. Mais je n’ai pas envie de lui accorder encore une seconde de plus de mes pensées. Pas après ce coup-ci et pas alors que je suis en tête à tête avec Kaori. Même si elle ne tarde pas à me rappeler mes craintes concernant mes côtes en appuyant sur la zone sensible. Ah la garce, ne puis-je m’empêcher de penser l’espace d’une demi-seconde en retenant à grande peine un hoquet de douleur. Je la laisse malgré tout à ses observations, me faisant aussi calme que silencieuse. Même si je reste, au final, une grande impatiente, et Kaori ne le sait que trop bien. Si bien qu’après quelques instants de silence entre nous, je finis par reprendre la parole.

- Je peux être opérationnelle pour ce soir ?

Oui, je viens bien d’oser demander ça. De le faire malgré l’état dans lequel je viens de revenir la voir - bien que, soyons honnête, j’ai connu bien pire comme état que celui-ci - et malgré ce qu’elle m’a dit sur le fait de ne pas aimer me savoir aller au-devant du danger. Alors oui, malgré mon ton parfaitement neutre au moment de poser ma question, je ne suis pas surprise le moins du monde par le regard que m’adresse mon âme sœur.

- Me regarde pas comme ça, c’est pas moi qui choisis, tu le sais. Et c’est à distance cette fois.

Enchaîne-je déjà, comme pour tenter de me justifier au mieux alors qu’elle le sait, je l’ai dit, ce n’est malheureusement pas moi qui choisis ce genre de chose. Bien sûr, si je ne suis pas en état de remplir cette nouvelle mission, je n’ai qu’un coup de fil à passer pour faire en sorte qu’on la décale à un autre jour ou que quelqu’un d’autre prenne ma place. Mais on sait aussi bien l’une que l’autre que ce ne sera pas totalement sans conséquence, quel que soit la légitimité de mon absence. Et puis, comme je viens de lui dire, ce sera à distance et non en confrontation directe comme tout à l’heure.

Je ne sais pas si elle a compris que quand je dis ça, cela veut généralement dire que je suis carrément dans un autre bâtiment que ma cible et qu’on parle donc d’un assassinat au fusil de précision. Mais il est vrai que je ne détaille jamais vraiment mon travail à d’autres que la Tête du Dragon et le Bâton Rouge. Et si la plupart des autres membres armés, si on peut dire, de la Triade m’ont déjà vu à l’œuvre, m’épargnant d’avoir à raconter ce genre de chose, pour ce qui est de Kaori, j’ai toujours fait en sorte de la tenir la plus éloignée possible de ce genre de choses qui font pourtant quasiment parti de mon quotidien. Même si je sais très bien que cela n’empêche pas les autres de parler, loin de là même, et surtout quand ça me concerne. Après tout, elle sait très bien que les autres me voient comme une arme, qu’on m’a formée pour l’être autant qu’un monstre… Mais pour une fois que je trouve dans son regard sur moi quelqu’un qui ne me voit pas exclusivement comme ça, oui, autant dire que je fais mon possible pour préserver cette différence.