L'épuisement de la journée finit par terrasser le petit Jin, âgé de sept ans, qui courut se cacher derrière un buisson. Enfin, pas n'importe quel buisson, le buisson. Celui qui abritait tous les secrets des frères Shao, celui qui leur offrait un havre de paix au milieu des cris de la maisonnée, celui qui protégeait l'enfant des durs mots de son père. Assis, les jambes repliés, la tête sur les genoux, Jin laissait échapper quelques larmes. Sa main était brûlée parce qu'il n'avait pas été assez rapide pour bloquer l'attaque de son père. Seulement, Jin s'était renseigné, aucun autre père ne faisait un tel entraînement sur ses enfants. Les autres gamins de la haute ville d'Hikyo ne portait pas de brûlure comme les siennes.

Il ignorait encore que certaines blessures ne sont pas visibles alors qu'elle blesse tout autant. Au moins, leur père ne s'était jamais montré autrement qu'il ne l'était. Tout avait été clair et affirmé depuis le début. Séchant ses larmes, le petit garçon sort de sa cachette, se redresse, essuie rapidement sa tenue pour ne pas dévoiler son lieu préféré dans le jardin et s'avance vers l'extérieur. Le leçon est finie, il en a une autre, un peu plus tard, mais il a du temps devant lui. Il peut aller jouer, comme tous les enfants normaux de son âge.

Le ballon vole dans les airs et atterri sur la tête de l'insupportable Ruiling. Sans se rendre compte que ce qu'il fait, l'enfant répète les mots de son père. Il est violent, méchant, mais il ne connait que ça et dans sa vie, il n'y a pas de place pour la moindre erreur. Alors Ruiling qui n'a pas rattrapé le ballon mérite sa rage. C'est tout simple dans l'esprit du gamin.

Soudain, l'arrivée d'un palanquin fait cesser le jeu et les gamins s'éloignent, certains se sont rappelés l'heure, d'autres ont préféré fuir l'arrivé de quelqu'un d'important, même si tout le monde est important ici, certains préfèrent rester dans leurs familles c'est plus sûr. Jin se retrouve bientôt seul sur la route. Il avance, un peu, redoutant le moment où il devrait revenir à la maison pour affronter l'indifférence de sa mère et la colère de son père. Il marche lentement, n'ayant pas d'autres choix pourtant quand un cri retentit.

Jin est-il un héros en devenir ? Un enfant qui meurt d'envie de montrer ce qu'il a dans le ventre ? En réalité, Jin espère juste retarder son retour à la maison, alors, du haut de ses sept ans, il accourt. Il n'est qu'à deux pas du cri quand il comprend la situation. Face à lui, un adolescent presque homme extrêmement bien habillé et un voleur un peu ambitieux. Il fait tournoyer le feu devant lui.

Se rappelant de sa brûlure et de la douleur qui en suivit, Jin n'hésite pas. L'homme bien vêtu n'est peut être pas un maître du feu puisqu'il ne fait jaillir aucune flamme de ses mains, à moins qu'il soit terrifié. Jin saute. Et de ses pieds jaillissent des flammes, exactement comme son père le lui a enseigné plus tôt, mais jusque là, l'enfant n'avait pas réussi à les faire sortir. La peur de la colère de son père n'avait pas été suffisante, contrairement à la peur de l'homme bien habillée. Jin sourit, fier de lui et s'engage dans le combat.

Son père est dur et violent et Jin n'a jamais eu droit à l'erreur. Alors il décide de se battre pour rendre son père fier. Peut être que ça adoucira la punition de son retour tardif. Evidemment, tout entraîné qu'il est, Jin ne fait pas le poids face à un voleur expérimenté, heureusement, l'homme est d'abord trop surpris de voir ce gosse tout sale débarquer de nulle part et son feu s'éteint. Juste quelques secondes, mais c'est suffisant pour que Jin y voit une opportunité. La flamme grossit dans ses mains et il la lance de toutes ses maigres forces sur l'homme, qui décide de fuir en voyant la fureur s'inscrire sur les traits de l'enfant.

— Ça va monsieur ? Vous n'avez rien ? Pas de brûlure ? Ça fait mal les brûlures.

Jin s'est retourné vers l'adolescent bien habillé et le regarde entièrement avant de montrer ses mains brûlées.

— Vous avez vuuuuu comment on l'a fait fuiiiiir ? Yes, un coup comme çaaaa et comme ça !!!

Tout excité de sa victoire, Jin rejoue la scène en donnant des coups de pieds dans l'air, heureux de sa réussite. Voilà bien une chose dont il pourra se vanter, pour une fois.

Pas un seul mot. Seulement un regard froid, presque sinistre. Un regard qui en dit plus long que n’importe quel mot. Peu importe les années qui s’écoulent, le jeune Takezo a toujours du mal à faire face à ce regard qui lui assène ‟tu n’es qu’un bon à rien” à chaque fois qu’il le croise. Du haut de ses dix-neuf ans, malgré sa réussite à l’Académie d’Hikyo, il continue de baisser la tête à chaque fois qu’il croise le regard sévère de son père. Il n’a pas la force de l’affronter, de se rebeller une bonne fois pour toutes et de lui rétorquer ses quatre vérités en face. Il laisse couler, parce qu’il y a un fond de vérité. Il excelle peut-être dans les pas de sa mère, en politique comme en finances, mais il admet ses faiblesses et ses lacunes dès que le sujet porte sur la maîtrise du feu. Encore aujourd’hui, il n’a pas su tenir tête à son adversaire lors de l’entraînement, écopant d’une vilaine brûlure au poignet. Il n’a jamais été doué dès qu’il est question de combat, et les années n’ont guère pris la peine de corriger ses imperfections, là où sa sœur aînée brille de mille feux.

Alors, une fois de plus, Takezo entend dans ce regard froid des remords nombreux, et celui percutant qui déchire les jumeaux depuis des années ; ils auraient dû inverser leurs rôles à la naissance. Akane aurait dû naître homme afin de porter le poids de l’héritage familial. Son propre père persiste à le renier sans pour autant prononcer la moindre sentence officielle.

Takezo rumine encore cette énième rencontre qui se termine toujours de la même façon que l’habitude une bonne heure après. Il ne parvient pas à se l’enlever de la tête alors qu’il a sa soirée de libre. Pas un seul devoir à rendre, pas de cours du soir non plus ; il a pris de l’avance pour se libérer des soirées et ainsi les passer en compagnie de sa mère, mais celle-ci travaille. L’espace d’un instant, il l’imagine au Ministère, à discuter avec ses conseillers des sujets financiers de la Nation. Il aimerait tant assister à ces réunions de travail, les observer afin d’acquérir des informations aussi précieuses que concrètes. Les cours théoriques de l’Académie sont intéressants, mais il manque cet aspect pratique qu’il entretient au gré de ses discussions avec sa mère. A ses côtés, il apprend à appliquer ses nouvelles connaissances et elle l’aiguille afin qu’il saisisse toute la différence entre la théorie et la pratique.

Toujours est-il qu’il se retrouve seul pour la soirée, incapable de se sortir de la tête le regard froid de son père. Il a d’ailleurs fui la demeure familiale pour prendre l’air, refusant de rester dans la même maison que lui. Il ne supportera pas de le recroiser de sitôt. Il frémit rien qu’à cette idée.

Ainsi plongé dans ses pensées, il remarque pas l’homme qu’il percute soudain, peu commode avec ses airs patibulaires. Une véritable erreur de débutant, d’être ainsi distrait en pleine rue, mais Takezo n’a guère le choix désormais, encore moins lorsque l’autre homme fait tournoyer du feu devant lui. Une flamme touche son poignet, déjà brûlé, et lui arrache un cri. La douleur le paralyse un instant, l’empêche de réfléchir correctement pour réfléchir à une solution pour se sortir de ce faux pas sans être dépouillé par la même occasion.

Il n’a toutefois pas le temps de réfléchir davantage qu’un enfant apparaît de nulle part et met en déroute le voleur. Quelque peu hébété, Takezo laisse s’éloigner le voleur qui n’a pas voulu tenter sa chance face à un enfant, puis se tourne vers ledit enfant. Il ne l’a jamais aperçu auparavant, mais compte tenu de ses vêtements, il se doute avoir à faire à un enfant de bonne famille. Il espère seulement que cette histoire ne remontera jamais aux oreilles de son père. Il tire sur la manche de son vêtement pour dissimuler la brûlure de son poignet ; il ne tient pas à inquiéter l’enfant qui a déjà bien assez à se soucier lui-même, compte tenu de ses mains brûlées. La blessure n’est pas due à cet affrontement, mais Takezo la sait récente.

— Je vais bien, merci. Et toi, rien de cassé ?

Il esquisse un sourire. L’enfant lui rappelle un peu Mariko, ingénue sur les bords et toute souriante.

— Tu as été très fort ! Ce voleur n’a même pas eu le temps de dire ‟ouf”.

Il le laisse reproduire son combat avec une ferveur enfantine.

— Tu t’appelles ?

Qu’il puisse remercier correctement son sauveur pas plus haut que trois pommes.

Parfois les adultes sont sympa, mais c'est rare. Les adolescents ou les presque adultes se rappellent encore ce que c'est qu'être un enfant, alors ils sont plus agréables, mais pas toujours. Seulement, là, Jin vient de mettre en déroute un voleur à la tire, alors il a le droit d'être heureux et d'en parler. Enfin, il s'octroie ce droit-là. Et son sourire de fierté ne trompe personne.

— Non, rien, mes mains étaient déjà brûlées par...

Il s'arrête au milieu de sa phrase, pouvait-il vraiment parler de l'entraînement violent de son père ce matin ? L'enfant avait finit par remarquer que ça ne se faisait pas trop, la famille c'est important et ce qui se passe en famille, reste dans la maison. On n'a pas le droit de maudire ses parents, même s'ils ne sont pas très aimable. Alors il se reprend rapidement et invente une histoire plausible.

— J'ai voulu essayer une nouvelle passe, parfois, je regarde les soldats s'entraîner dans la caserne, j'ai l'droit vu qu'mon papa est là-bas et du coup, j'ai voulu refaire comme eux et bah...

Une fois de plus, il montre ses mains brûlées, elles ne sont pas si brûlées que ça en réalité, mais la douleur est quand même bien présente. Et puis, que peut-il dire de plus ? Tout le monde comprend l'enthousiasme d'un jeune enfant qui fait une bêtise seul non ? Il se mord les lèvres, réfléchissant à la potentielle punition, mais il n'en trouve aucune raison.

Il est content de voir l'autre l'encourager, il se sent fier. Après tout, tous les gamins de son âge ne sont pas habilité à mettre en déroute un voleur, enfin, c'était peut être pas un vrai voleur, mais Jin garde cette pensée pour lui, il va plutôt raconter que c'était un espion venu de loin pour leur dérober leurs secrets et que Jin s'en est tiré de justesse ! Oui, ça fera une magnifique histoire à raconter !

— Yeees, il a eu trop peur de mon coup de pied. Bon, je t'avoue à toi, mais je le nierais si jamais tu le répète, j'ai faillit tomber en me réceptionnant, mais ouah, lui n'a vu que du feu et j'ai gagnéééééé.

Nouvelle danse de la victoire de l'enfant. Ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas eu un élément aussi joyeux dans sa vie, il en est heureux. Il a hâte de tout raconter à Cheng aussi, son fabuleux grand frère si fier soldat et si fort ! Il sourit dans ses pensées quand la prochaine question de l'homme le surprend. Il écarquille les yeux, gêné de sa maladresse et, dans un salut martial plus ou moins réussi, il se présente.

— Futur Soldat Shao Jin, pour vous servir monsieur.

Sa carrière dans l'armée est toute tracée et absolument pas négociable. Il va grimper les échelons en travaillant plus fort et plus dur que chacun des autres soldats, parce que c'est la seule manière possible pour lui de rendre son paternel fier. Et même si son père ne lui accorde jamais un sourire, Jin sait qu'il ira jusqu'au bout quoiqu'il arrive.

— Et vous, monsieur ? Si j'ai l'droit d'poser cette question.

Il se trémousse sur place, gêné, parce qu'il est très bien habillé et qu'il se demande s'il ne devrait pas le connaître. Les portraits de la famille royal sont affichés dans l'école et Jin les voit chaque jour, mais à part le Seigneur du Feu Azulon, il est vrai qu'il ne regarde jamais les détails tous les enfants de la famille.
Mais ça ne peut être un membre de cette famille-là, jamais ils ne seraient sortis seul. Un soulagement s'inscrit sur les traits du petit garçon qui attend tout de même confirmation.