Are we still brothers?

11e mois de la 52e année de Ri Wu

L’esprit de Jin travaillait à toute allure.

Il y avait d’abord eu la visite d’Ahloy, qui lui avait lâché comme ça, quelle était enceinte de lui et qu’il avait perdu la mémoire. Puis le retour au camp et le sentiment de malaise qui l’habitait depuis lors. Enfin, il y avait eu la fête de la Lune, où il avait rencontré Aallyah. Et tous ces éléments, les uns dans les autres l’avaient déconcerté et perturbé. Jin ne savait plus sur quel pied danser, il ne voulait pas être passif dans son existence, il ne voulait plus subir ce que l’univers lui offrait. Mais comment reprendre le contrôle ?

Assis sur un banc de fortune, Jin regarde la pluie qui tombe, le ciel est noir, le sol est mouillé, mais la pluie, elle, continue sa course, inlassable, indifférente au monde qui l’entoure. Est-ce pareil pour lui ? Il continue malgré tout ? Sans savoir où il va atterrir, sans comprendre ce qui l’attend ensuite, sans pouvoir même se défendre. Il avance, purement et simplement, comme cette pluie. Une goutte s’écrase sur son oeil et le fait pleurer. A moins qu’il n’était déjà en train de le faire.

« Haha, Jin, petit bébé à sa maman, tu veux rentrer à la maison ? » Une remarque, gratuite, acerbe qui ne sert à rien, mais la mention de sa mère le fait relever la tête. Sa mère, la seule des Shao à ne lui avoir pratiquement pas adressé la parole, la seule aussi insensible que la pluie. Forcément, son esprit dévie, mais il ne veut pas songer à son frère maintenant, c’est trop douloureux, trop dangereux. Alors il se relève. La colère, c’est mieux que l’introspection. Et sans plus attendre, il agit. Un coup, puis deux, une riposte, un cri, de la boue. On n’y passe pas par quatre chemins Jin s’est pris un bon marron, en plein dans la face, mais au moins, il est réveillé. Il cesse de s’apitoyer sur son sort. A l’infirmerie, pourtant, il n’a rien d’autre à faire que réfléchir. Mais la bagarre lui a permis de prendre une décision : il va agir. Il va faire face à ce qu’il n’a jamais osé faire face, à cette angoisse qui le tiraille depuis cinq ans, à cette impassibilité qu’il a tenté de conserver alors que son coeur est en miette. Il va aller voir Cheng, son frère, la personne la plus importante de sa vie, pendant une grosse partie de son existence.

Quelques heures plus tard, il fait le pied de grue devant la caserne de son frère, enfin, celle de son régiment, incapable d’entrer ou de partir. Il a pris une décision, il doit s’y tenir, alors pourquoi est-ce si dur ? Et qu’est-ce qu’il attend surtout ? Que Cheng sorte et qu’ils commencent une discussion l’air de rien, comme s’ils se tombaient dessus par hasard alors qu’ils ont pris soin, l’un comme l’autre, de s’éviter depuis cinq ans. C’est forcément sur ses entrefaites que la porte s’ouvre et que Cheng et Jin se font face à face. « Lieutenant Shao. » le salue-t-il, gravement. « J’aurai besoin de vous parler. » Depuis quand sont-ils si froids, si distant ? Depuis quand jouent-ils ce jeu de l’armée ? Une petite voix au fond de Jin lui crie de cesser cette mascarade, mais c’est trop tard, ils sont trop engagés.

Cheng se frotte les yeux du bout des doigts, tentative futile pour combattre la fatigue qui s’empare tranquillement de lui. La nuit dernière a été bien difficile. Elles le sont toutes, depuis plusieurs années, mais il arrive que certaines le plongent dans des rêves bien plus tordus qu’à l’habitude. C’est en ayant l’impression d’être somnambule qu’il s’est lancé dans sa routine du matin : le corps bougeant par automatisme, l’esprit toujours perdu dans un épais brouillard.

Heureusement, la journée est terminée pour lui, une chose bien positive pour tout le monde. Dans son état actuel, il risquerait uniquement de commettre des erreurs et d’être en colère contre les autres, en plus de subir celle de son père. La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre, lui dirait-on, à son plus grand dam.

Son soulagement n’est que de courte durée et s’évapore lorsqu’il se retrouve face à face avec son frère, qui a bien vieillis depuis l’époque de leur séparation, alors qu’il n’était même pas encore un adulte. Le regard de Cheng, complètement froid, glisse sur le visage de Jin l’espace de quelques secondes. C’est tout ce dont il a besoin pour décider de le contourner et de l’ignorer, comme il a l’habitude de le faire. Normalement, son frère aurait fait la même chose… Mais pas aujourd’hui.

— Soldat Shao.

Sa réponse est automatique, dénuée d’émotion. Que ça lui plaise ou non, Jin est un soldat de grade inférieur au siens. En tant que supérieur, il a le devoir de coopérer. L’envie de le référer à quelqu’un d’autre lui passe par la tête, qui commence sérieusement à l’élancer, bien qu’il se ravise finalement. Plus vite il en aura terminé avec lui, plus vite il pourra passer à autre chose. Il passe donc près de lui, les mains dans le dos, en lui faisant signe de le suivre. Il a bien l’intention de prendre le chemin du retour en même temps d’écouter sa requête.

— J’ai terminé ma journée mais je vais tout de même t’accorder quelques minutes. J’évaluerai ensuite si je peux déléguer à quelqu’un d’autre ou non.

Loin de lui de se douter que la raison de cette conversation inattendue est plus personnelle que professionnelle. S’il l’avait su, il aurait pris ses jambes à son cou. Comment une personne aussi tenace et courageuse peut-elle se dégonfler si soudainement? C’est plutôt simple! Il suffit de la trahir et de lui briser le cœur pour qu’elle choisisse de le refermer complètement et d’éviter toute situation douloureuse. S’approcher trop près de son frère lui provoque une douleur invisible qu’il n’est toujours pas parvenu à guérir - ou dans ce cas-ci, un mal de tête bien désagréable.

— Ton problème doit être urgent pour que tu décides de te référer à moi alors crache le morceau. Impatient, irritable, Cheng est loin de faire preuve d’autant de politesse que son frère. Faire semblant, comme lui, ne fait pas partie de ses capacités.

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11e mois de la 52e année de Ri Wu

Combien de fois Cheng l'a relevé petit ? Combien de fois l'a-t-il attendu et aidé jusqu'à être parfait pour leur père ? Jin ne se souvient plus du compte exact, mais c'était une infinité de petite occasions, cela ne laisse pas de place au doute, alors pourquoi toute la patience de Cheng s'est-elle envolée ? Jin ne sait même pas ce qu'il lui reproche précisément, il ressent la tension, la douleur, la haine peut être, mais il ne connait pas les termes précis du chef d'accusation. Si leur père n'a pas réussi à les monter l'un contre l'autre quand ils étaient gamins, c'est maintenant chose faite.

Le ton sec et impatient de Cheng le rappelle à l'autre. Pourtant, il ne cherchait pas à l'énerver, il ne voulait qu'utiliser les bons mots, la bonne tournure de phrase, le bon sens, histoire de lui faire perdre le moins de temps tout en passant une certaine pommade sur leurs deux coeurs. Ah, comme s'il en était capable. Jin retient un soupir - qui ne ferait qu'exacerber la colère dont il est déjà la cible - et le suit. Ils vont marcher au milieu de l'armée, ce n'est pas précisément ce qu'il souhaitait, mais au moins, Cheng ne lui a pas tourné le dos et planté là. Il décide d'y voir une minuscule amélioration.

« Mon problème n'est pas urgent, mon lieutenant, il est personnel. » N'était-ce pas les pires mots à employer ? La pire chose à dire à cet instant précis. Cheng va s'enfuir, ou le frapper. Cheng va le regarder avec ses yeux noirs de colère et Jin va se ratatiner sur lui-même. Où est donc passée l'affection qui les liait, le regard de fierté sur lequel Jin pouvait compter. Alors, avant que tout ça ne puisse avoir lieu, Jin reprend la parole. « Pourquoi ? Non » Il inspire, expire. « Que puis-je faire pour que arranger tout ça ? » Pourquoi aujourd'hui, après cinq and de silence il prend la parole pour confronter son frère ? « Je comprends que tu m'en veuilles, mais je n'aime pas ça. » Il ne comprend pas, mais il imagine, alors il tente, il veut retrouver un lien une amitié. Il ne savait pas qu'il vient de dire les pires choses possibles puisqu'il n'a pas vraiment idée de quoi on l'accuse.

Cheng plisse les yeux en jetant un regard à son frère. Les problèmes personnels de ce dernier ne l’intéressent aucunement et c’est à peine s’ils se sont adressé la parole durant les cinq dernières années. L’envie de rejeter sa requête du revers de la main lui passe par la tête, mais il n’en fait rien. Il continue de marcher, prenant soin de mettre une distance respectable entre Jin et lui. Ses bras, qui se trouvaient d’abord derrière son dos, sont maintenant croisés devant lui.

Ses pas ralentissent jusqu’à s’arrêter complètement. Un rire naît soudainement au fond de la gorge du lieutenant, qui ne tente pas de le retenir. Lorsqu’il fait enfin face à son frère, son expression est loin de ressembler à celle d’une personne en train de plaisanter. Rien, dans son regard, n’indique qu’il trouve quoi que ce soit d’amusant.

— Tu n’aimes pas ça, Jin? Son nom a un goût amer dans sa bouche, maintenant qu’il ne fait plus partie de son vocabulaire. Ton sentiment est-il plus important que ma colère?

Le ton de Cheng est calme, bien que glacial. Il s’agit uniquement d’un masque, développé après avoir passé des années à faire semblant pour survivre. Ses poings se resserrent, cachés dans le creux de ses bras.

— Si tu comprenais réellement, tu n’aurais jamais osé me faire face. Tu aurais déjà réalisé que tu ne peux rien faire pour réparer tes actes.

Le menton relevé, Cheng secoue la tête sans quitter son cadet des yeux. Le mal continue de s’étendre sur son crâne et il lui suffit d’un regard furtif autours de lui pour réaliser que tout commence à paraître embrouillé. Se frotter les tempes ne lui procure aucun soulagement. Probablement ce sacré mal de tête, encore une fois.

— Tu as du culot. D’un autre côté, je ne suis pas étonné que tu viennes me parler de tes petites difficultés en ne tenant pas compte de celles que tu as causées aux autres. Ce que tu aimes ou pas m’est égal, Jin. Tu devrais bien connaître ce genre de sentiment, non?

La conversation ne lui plaît pas. C’est exactement pour cette raison que Cheng l’évite le plus possible. Comment son frère peut-il oser lui faire face comme s’il ne s’était rien passé? Pire encore, comment peut-il exprimer son mécontentement alors qu’il a causé bien plus de mal aux autres, par le passé? Cheng pince les lèvres et se remet à marcher. Il se sent mal, physiquement et émotionnellement. Il n’osera jamais admettre qu’il se sent profondément blessé et qu’en réalité, l’état de son frère le préoccupe encore.

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11e mois de la 52e année de Ri Wu

Ton sentiment est-il plus important que ma colère? Les mots de Cheng te frappent de plein fouet, violents et soudain. Pourtant, tu étais prévenu, le rire précédent, l'arrêt brutal, le regard noir, mais ils n'en font pas moins mal. Cheng te méprise et il n'a qu'une hâte, que tu souffres autant que lui. Comment lui expliquer que tout ce que tu fais depuis des mois c'est pour lui ? Que tu as refusé de l'abandonner dans cette armée juste parce que tu l'aimes plus que ta propre vie ? Tu aurais pu fuir, à nouveau, tu aurais pu retrouver Ahloy et l'enfant à naître, tu n'avais qu'à te faire passer pour mort, dans cette guerre ce n'est pas très difficile, mais non, tu ne l'a pas abandonné à nouveau, tu es resté. Et voilà comment on te remercie ?

Sa posture te terrifie, parce qu'il est calme, alors qu'il parle de sa colère. Il est droit, fier, debout. Alors que toi, tu pourrais être à terre c'est pareil. Ses mots t'assassinent. Tu ne comprends pas, tu étais loin du compte finalement. Dans tes yeux, on peut y lire un vent de panique. Tu dois combattre ta peur avec toute ta force, pour rester droit sur place. Tu sais que ce qu'il a vécu c'était dur, tu lui as laissé le temps de s'y faire, de s'en remettre. Tu n'as pas été là plus tôt, parce que tu pansais ton propre coeur blessé. Tu lui as laissé l'espace dont il avait besoin, mais tu avais besoin d'un grand-frère. Il n'a pas voulu venir à toi et tu as fait le premier pas et ... voilà ce que ça donne ?

La colère commence à te gagner, même si tu aimerais être calme, réussir à ne pas le brusquer, tu ne peux t'empêcher de réagir avec violence. « Je fais les efforts que je peux, Cheng !  » grondes-tu avant de t'en vouloir. Tu expires l'air de tes poumons, tentant de te remettre de tes émotions. Tu dois le prendre dans le sens du poil, ce qu'il a vécu n'était pas aisé et, s'il n'a pas non plus besoin d'éloges, il faut au moins que tu mesures tes propos. « C'est faux, tu sais. » Encore une fois, tu marques une pause, cherchant tes mots.  « Je suis certain d'être mis de côté et de ne pas tout savoir, mais il y a certaines choses que tu dois croire et ... qui sont fausse. » Ce n'est qu'une petite graine, qui va évoluer dans son esprit. Il faut qu'il l'entende, il faut qu'il revienne. « Cheng, je suis toujours le même Jin, c'est toi, qui a changé. » Et voilà, tu as recommencé, tu avais promis de ne pas le faire et tu as cessé d'aller dans son sens pour le confronter.

Vous n'y arriverez jamais. Vous êtes trop différents et, tous les deux, trop blessés pour vous entendre comme avant. Pourtant, il t'a sauvé la vie. Tu ne retournes pas les talons et, avant qu'il le fasse, tu reprends la parole.  « Je veux te tendre la main, c'est tout. » dis-tu d'une voix presque suppliante. Même si tu n'as rien à lui offrir, juste tes souvenirs, juste ta vérité. Peut être que ça l'aidera à débloquer quelque chose. « S'il te plaît. » Laisse-moi une chance. Tes mots tournent dans ton esprit, tu aurais dû t'enfuir et ne pas le confronter. Tu as eu trop, c'est trop tard. Beaucoup trop tard.

Tu ne t’arrêtes pas. Avec un peu de chance, peut-être que ton frère comprendra de lui-même qu’essayer de te parler ne lui apportera rien de positif. Malheureusement pour toi, il est têtu. Même si presque rien n’est comme avant, certaines choses refusent de changer. Tu serres les poings et les dents pour tenter de te faire violence face à ses éclats de frustration, que tu juges injustifiés. Sa colère n’a aucune place devant toi ou dans ta vie, et le simple fait qu’il ose entrevoir cette possibilité te pousse près de ta limite.

Un éclair de douleur soudaine te transperce la tempe et te force à prendre une pause. Les yeux fermés, tu frottes cette région du bout des doigts en prenant une profonde inspiration. Chaque fois que Jin s’approche de trop près, ce genre de chose se produit. Tu as beau avoir oublié tous les événements précédant votre séparation, ton corps, lui, se souvient de la trahison horrible dont tu as souffert. Tu en es convaincu. Tu répètes ses paroles dans un murmure avant de faire volte-face. Tu n’as besoin que de quelques secondes pour arriver à sa hauteur et le saisir par le col en le tirant vers toi.

— J’ai changé. J’ai changé, Jin? Pourquoi, tu crois?

La haine brûle au fond de ton regard et ton calme s’est complètement dissipé. Tu parles assez bas pour que tes paroles ne parviennent pas aux oreilles des autres, bien que tes actions attirent quelques regards curieux. Tu essaies aussi de contenir ta voix pour ne pas lui hurler au visage. Toutes ces années de silence, à laisser ton ressentiment pourrir à l’intérieur de toi, ne te facilitent pas la tâche.

— Tu penses que j’ai eu le choix, avec notre famille? Que c’était volontaire, après tout ce qu’il s’est produit? Regarde autours de nous. Regarde où nous sommes. Pendant que tu t’amusais, toutes ces années, j’étais ici à suivre des ordres, à…

Ta vision commence à s’embrouiller et tu titubes vers l’arrière en le relâchant, nauséeux. Soudainement, un froid glacial pénètre jusqu’à tes os. Lorsque tu t’éloignes enfin, ton visage est complètement dénué d’expression. Ton énergie n’est plus la même alors que tu te redresses de toute ta hauteur, maintenant calme et empreint d’autorité.

— Je ne sais pas quelles sont tes intentions. Ça m’est égal. Les choses sont ce qu’elles sont et ce, depuis longtemps. Ici, tu n’es plus mon frère, et je suis ton lieutenant. Tâche de t’en souvenir, soldat Shao.

Ta posture, ta façon de parler et ton attitude dominante rappellent une personne que vous connaissez tous les deux très bien : votre père. Depuis quand t’es tu transformé en une pâle copie de l’homme que tu détestes le plus, à qui tu t’étais juré de ne jamais ressembler? Tu as conscience de ce changement, que tu n’arrives toutefois pas à contrôler. Pour survivre dans un univers comme le tiens, il faut entrer dans le moule de la famille Shao. Est-ce réellement ta faute?

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11e mois de la 52e année de Ri Wu

L'ambiance électrique te frappe de plein fouet, tu comprends le message, tu sais que tu devrais fuir et remettre cette conversation ... à jamais. Mais tu es têtu, ou déterminé plutôt. Tu as envie de crever l'abcès, une bonne fois pour toute.

— J’ai changé. J’ai changé, Jin? Pourquoi, tu crois?

Décidément, Cheng essaie de te repousser dans tes retranchements, tu comprends la manoeuvre et tu sens qu'il y a plus que ce que vous savez. Il y a des pistes à creuser, des choses à remettre à la lumière du jour. Vous avez été bafoués, tous les deux et il est temps d'admettre la vérité en face.

Tu relèves ton menton, bien haut, bien droit. Tu ne fuis pas devant son regard de colère. Sa tirade te blesse pendant que tu t'amusais, ce sont ses mots et ils sont criant de vérités. Je ne savais pas as-tu envie d'hurler pour qu'il sache, tu le croyais mort, pour de bon. Tu pensais qu'il s'était sacrifié pour toi. Oh, comme tu étais tombé de haut en découvrant la vérité. La culpabilité t'habite depuis tout ce temps, mais cette fois-ci, tu ne baisses pas la tête.

Tu vas lui dire ce que tu as sur le coeur, même s'il ne veut pas l'entendre. Sauf qu'il reprend son souffle, et sa voix se fait froide, glacée même. La colère n'est plus qu'un souvenir. Il est fort, bien trop fort et ton coeur s'émiette en mille morceau. tu n’es plus mon frère. Les mots résonne dans ton esprit, depuis quand tu ne l'es plus à ses yeux ? Parce que ce n'est pas qu'ici, c'est plus fort que ça.

 « Et où est-ce que tu es mon frère au juste ? »

Tu n'as jamais été très bon pour calmer ta colère, ta rage, ton feu bouillant dans tes veines. Tu es esclaves de tes pulsions, voilà où ça t'a mené. Ton menton tremble, mais tu essaies de rester droit, bien ancré sur le sol, comme s'il allait te soutenir.

« Si je viens aujourd'hui, ici, dans ce lieu, très honoré Lieutenant Shao, c'est parce que je n'ai plus de frère depuis trop longtemps, parce que je ne peux pas lui parler ailleurs. »

Ta voix tremble un peu, tes mots se bousculent sur tes lèvres et ton coeur bat de plus en plus vite. Il faut que tu parles, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne t'ignore. Car s'il te punit ou te convoques en duel, tu serais heureux de partager ça avec lui, même si tu es perdant. Mais l'ignorance, son arme fétiche contre toi depuis cinq ans, est bien pire encore.

« Cheng » souffles-tu, essayant de mettre tout l'amour que tu ressens pour lui dans ce simple prénom « Cheng s'il te plaît. » Tu ne pensais pas le supplier, mais à vrai dire, tu ne croyais pas que ce serait aussi dur en te lançant. « J'ai besoin de te parler, j'ai besoin de te dire, la vérité, ma vérité. » Tu ne lances plus des menaces, tu es effrayé, tu ressens une urgence, il faut que vous parliez, à coeur ouverts, il faut qu'il accepte de t'écouter.

Tu inspires, les yeux brillants de larmes, le coeur meurtri et les poings douloureux à forces d'être serrés. « J'ai fait des erreurs, plusieurs, j'en suis conscient » Tu inspires doucement, lentement, pour tenter de mettre tes idées au clair « mais on ne pourra pas avancer si tu n'écoutes pas ma version des faits. » Pourtant, au fond de toi, tu sais que c'est trop tard. Tu aurais dû y aller cinq ans plus tôt, mais c'était encore trop frais dans ton esprit. Aujourd'hui, tout a changé, Ahloy, l'inconnue du royaume de la terre, lui...

Tu entends tout ce qu’il te dit, impassible. Les mots glissent sur toi comme l’eau sur le plumage d’un canard. Du moins, c’est l’impression que tu donnes et c’est ce que tu tentes désespérément de te faire croire. L’image que tu lui montres, c’est celle qui fait surface lorsque tu n’arrives plus à gérer tes émotions. Quelque part, tout au fond de toi, l’ancien Cheng observe et se fait lacérer de tous les côtés.

— Non. Arrête.

Tu as du mal à être ferme. Tu aimerais qu’il se taise, dès maintenant. Tu voudrais qu’il cesse de te tendre la main, la même qui t’a laissé tomber il y a des années de cela. Tu refuses d’entendre ton prénom sortir de sa bouche de cette façon, comme si tu étais le monstre horrible refusant d’offrir une énième chance à quelqu’un le méritant réellement.

— Ta version n’est pas importante. Je connais ma réalité.

Est-ce réellement le cas? Ton corps bouge de lui-même, tes lèvres formulent des mots de rejet pour te protéger, mais ta tête n’arrive pas à s’y rattacher. Tu n’es qu’un spectateur dans ta vie et cette perspective te donne la nausée. Tu vois les larmes qui se font violence pour ne pas couler, tu entends les tremblements dans sa voix, tu comprends qu’il essaie de réparer quelque chose.

Le monde tourne autour de toi et tu fermes les yeux en prenant une inspiration profonde. L’écouter te fait mal et te donne envie de fuir. Pourtant, une partie de toi, celle qui est toujours prisonnière, te hurle de le laisser parler. Depuis des années, tu n’entends rien d’autre que les récits de ta vie racontés par des personnes qui n’étaient pas présentes au moment des faits. Quand tu ouvres les yeux une nouvelle fois, ton regard est glacial.

— Soldat Shao. Tu parles excessivement fort, sur un ton autoritaire. Je n’ai pas le temps pour ce genre de choses insignifiantes. Venir déranger un officier subalterne pour un problème qui peut être réglé par l’un de tes sergents! Tu t’approches de lui d’une façon presque menaçante, comme le faisait votre père lorsque vous étiez enfants. Il y a des yeux et des oreilles partout. Je vais te donner une chance. EST-CE QUE JE ME SUIS BIEN FAIT COMPRENDRE? Rejoint-moi dans notre endroit secret après la tombée de la nuit.

Tu as remarqué sans peine que votre discussion est tombée dans l’oreille d’individus qui ont pour but de vous surveiller. Tu n’es pas dupe; tu as réfléchi maintes fois au fait que ton frère et toi n’avez jamais l’opportunité de travailler ensemble ou d’être seuls. Tu as longtemps pensé qu’il s’agissait d’une bénédiction puis, avec du recul, tu as réalisé qu’une force extérieure provoquait cet éloignement.

Entendre la version de Jin te terrorise. S’il a bien commis les actes que tu lui reproches, la faible lueur d’espoir que tu ressens risque de se transformer en brasier et de te consumer. S’il prétend qu’on t’a menti et que ta réalité est erronée… Tu n’oses même pas penser à toutes les années perdues, la haine et la douleur ressentie, au mal que tu as fait. Pourtant, tu as besoin d’entendre ce qu’il a à dire. Tu dois faire face à tes démons et essayer d’aller à la source de ce qui te rend si misérable.

Accroupis dans le noir, dissimulé par d’épais buissons qui n’ont fait que grandir au fil du temps, tu attends ton frère. Si on te posait la question, tu prétendrais avoir presque oublié l’existence de cette cachette. En réalité, tu y es allé bien souvent dès l’instant où tu as repris conscience.

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11e mois de la 52e année de Ri Wu

Les mots de Cheng claquent dans l'air, déchirant un peu plus le coeur de Jin. Le jeune soldat a envie de croire que ce n'est qu'une carapace, qu'au fond de lui son frère es encore là, mais Jin n'a aucun moyen de le savoir pour de vrai. Le visage du lieutenant est fermé, totalement inaccessible.

Le soldat cherche quelque chose à dire de plus, mais il sent qu'il perd la partie. Il a tenté la colère, la rage, la peur, l'inquiétude, l'émotions... mais rien de tout ça n'a pu faire fléchir Cheng dans son sens. Et Jin comprend que c'est trop tard. Il a trop attendu, il a laissé passer l'occasion et maintenant, ils ne peuvent plus creuser dans leur passé.

Un instant, Jin se perd dans ses pensées, imaginant simuler sa mort et fuir enfin cette nation. Si Cheng ne veut pas être sauvé, alors plus rien ne le garde ici. Surtout pas leur parents ou leurs amis, Jin n'en a aucun. Il est plus seul qu'il ne l'a jamais été et le un grand froid l'étreint. Mais une lueur brille : Ahloy. L'espoir l'attend de l'autre côté.

Pourtant, Cheng n'en a pas fini avec lui et soudainement, il ressemble au patriarche Shao. Il est fort, droit, puissant et Jin se force à ne pas trembler. Il a envie de dire qu'il n'a pas peur, mais ça le terrifie de voir Cheng se transformer en la personne qu'ils haïssaient le plus.

Or ses mots... Jin respire à nouveau. Un espoir existe. Il y a bien quelque chose au fond de Cheng. Son coeur se met à battre plus vite et il baisse la tête. Pour cacher son sourire, léger, mais réel. Devant Cheng il n'est que le soldat Shao. « Pardon mon lieutenant. » Il n'a pas parlé fort, mais il sait que ses mots ont été entendu. Comme tous les autres qu'il a prononcé avant, il comprend ce que Cheng fait parce qu'il s'en doutait, il savait qu'il était surveillé, il n'a rien dit à personne depuis cinq ans et pourtant, on continue de le suivre, de l'écouter, de l'empêcher d'être heureux. Mais Cheng vient d'accepter sa main tendue.

Il s'éloigne, gardant la tête basse, comme si ça avait été un échec. S'il est convoqué par son père ce soir, il est fichu. Il sera envoyé à l'autre bout du pays, quelqu'un - et on se demande qui - ne veut pas que la vérité éclate. Il a envie de vomir, mais il laisse passer le temps, comme s'il ne s'était rien passé, comme s'il n'avait rien perdu, comme s'il n'avait pas envie de s'enrouler dans un coin et pleurer.

Le soir venu, il se rend à l'endroit demandé, un trou, juste assez large pour eux deux, un endroit qu'ils ont partagé pendant des années, un endroit emprunt d'une sécurité affective où Jin se sent lui-même. Il n'avait pas oublié l'endroit, mais il n'y était pas retourné depuis son arrivée à Hikyo, Jin avait trop peur qu'il ne soit plus assez sûr. Pourtant, quand il arrive, ce n'est pas un piège, c'est bien Cheng qui l'attend.

Il est venu discrètement, faussant compagnie à ses suiveurs en arrivant chez lui, puis sortant par la fenêtre. Normalement, ils sont tranquille et invisible, tant qu'ils ne se mettent pas à crier. Jin n'attend pas de commentaire ou d'indication de la part de Cheng, il commence à parler, rapidement mais sans hausser le ton. Ses mots ne sont destiné qu'à Cheng.

« On est allés se battre, tous les deux, c'était ma première campagne et j'étais fier d'être un soldat de la nation du feu. Tu avais déjà des doutes, mais tu ne m'as rien dit. Très vite, on a compris. Enfin, j'ai compris ce qui ne te plaisait pas. Je ne sais pas quel a été l'élément déclencheur pour toi, mais moi ça a été de tuer cette gamine du royaume de la terre. C'était une exécution, pas une guerre. Alors on a voulu fuir. Toi et moi, quitter cette nation. » Les mots s'enchaînent sans qu'il ne reprenne son souffle. « On s'est fait rattrapé, on s'est battu, tu as réussi à nous sortir de là, mais pas avant d'être blessé. La dernière fois que je t'ai vu, tu nageais dans une flaque de sang, Cheng et tu m'as dit : "Sois heureux pour nous deux, fuis avant qu'ils ne te retrouvent." C'était un sacrifice, de ta part, pour moi. Tu m'as sauvé la vie en y laissant la tienne. » Jin regarde ses mains, incapable de soutenir le visage de son frère et ses yeux sûrement étonné ou rempli de haine. « Pas un jour la culpabilité ne m'a pas rongé, je t'ai abandonné mourant, mais c'était ton ordre, c'est toi qui voulait qu'un de nous survivre. J'ai survécu, grâce à toi et j'ai porté ton deuil pendant 10 ans. » La suite, Cheng la connait. C'est lui qui a retrouvé la trace de Jin sur le Cursed, c'est lui qui l'a ramenée dans la nation du feu, c'est lui qui l'a empêché d'être heureux.

Tu vois une forme s’approcher et lorsque tu entends le bruit du feuillage que l’on pousse sur le côté, tu sais qu’il s’agit de ton frère. La perspective que deux hommes trentenaires soient obligés de se cacher dans un endroit pareil pour discuter est ridicule, bien que tu es conscient que vous n’avez pas le choix. La demeure des Shao est pleine de secrets bien gardés, tous plus noirs les uns que les autres. Si vos parents refusent que la vérité voit le jour, ils feront tout en leur pouvoir pour empêcher que cela se produise, incluant le fait d’éloigner Jin de toi.

Tu doutes de tout et de tout le monde. Tu absorbes ce que l’on te dit depuis longtemps, sans toutefois avoir le cœur de croire les paroles de qui que ce soit. La trahison, l’abus et les traumatismes ont tendance à causer ce genre de chose. Ces derniers temps, la réalité de tes parents te semble horriblement tordue et erronée. Comment peux-tu les croire aveuglément, eux qui ne t’ont jamais offert l’amour inconditionnel que des parents devraient ressentir envers leur enfant? Eux qui ont respectivement abusé de toi et fermé les yeux face à cette violence? Peut-être as-tu accepté leur version des faits pour moins souffrir de l’absence de ton frère, de ton isolement dans cet enfer. Le détester était moins douloureux, plus facile.

— La gamine…

Tu répètes ces mots tout bas. Tu ne te souviens de rien. Pourquoi? Pourquoi n’arrives-tu pas à te rappeler de cet événement crucial, d’un jeune Jin forcé de commettre un tel acte? Tu t’assois sur le sol alors que tu te sens étourdis, la tête dans les mains. Une enfant… Tu l’as fait, toi aussi, indirectement. Tu sais que tu as déjà causé des incendies. Tu te souviens des hurlements. Tu commets encore des choses aussi terribles, aujourd’hui, lorsqu’on te donne l’ordre. Dans ces moments, c’est comme si ton esprit voyageait ailleurs pendant que ton corps s’exécutait sans réfléchir, se réveillant ensuite devant l’horreur de tes actions.

— Non. Tu as décidé de partir et lorsque j’ai essayé de te retenir…

Tu parles faiblement en essayant de répéter l’histoire de vos parents. Tu manques terriblement de conviction. Jin, ton petit frère à qui tu as appris tout ce que tu pouvais, que tu as inlassablement défendu, qui ne t’a même pas laissé une égratignure lorsque tu l’as forcé à revenir, t’aurais laissé pour mort après t’avoir attaqué, tout ça pour fuir la nation. C’est ce que tu t’es fait répéter depuis ton retour. Sa version, c’est la première fois que tu l’entends. Tu poses une main sur ta poitrine, qui commence à élancer. Tu te sens particulièrement mal et tu as l’impression d’étouffer dans ce petit espace.

— J’ai tout oublié. Je n’ai aucun souvenir de mon entrée dans l’armée, de ce que j’y ai vécu, du moment où tu m’as rejoint, des événements.

Tu prends une inspiration profonde en plissant les yeux pour te concentrer, car tu as l’impression que ton esprit tente de se recroqueviller dans un coin sécuritaire de ta tête. Cette fois, tu ne veux pas fuir. Tu ne veux pas laisser le Cheng-marionnette reprendre le dessus. Tu baisses encore plus le ton de ta voix, terrorisé à l’idée que quelqu’un vous entende. Même à ton âge, tu crains les répercussions. Après tout ce temps, c’est la première fois que tu as une discussion ouverte avec lui. C’est la première fois que tu vas lui dévoiler la version avec laquelle tu vis depuis si longtemps.

— J’étais mourant. Je suis resté inconscient pendant des semaines… J’ignore combien de temps, exactement. Lorsque je me suis réveillé, j’avais tout oublié, et je te cherchais. Je me disais que si je me trouvais dans cet état, tu avais des chances de ne plus être en vie. Nos parents… Tout de suite, ils m’ont dit que tu avais déserté la nation. Ils m’ont raconté que nous avions combattu l'autre car j’essayais de t’empêcher de fuir, et tu m’as tellement blessé que je me suis retrouvé dans cet état. Ils m’ont dit que tu m’as laissé me vider de mon sang en profitant de l’occasion pour te sauver.

Soudainement, tu t’élances vers l’avant pour saisir ton frère par le col à l’aide de tes deux mains. Tu refuses d’accepter sa version des faits. Tu refuses d’accepter d’avoir eu tort, tout ce temps, d’avoir laissé les autres te manipuler, d’avoir fait des choses horribles sous prétexte qu’il le méritait. Tu n’acceptes pas la possibilité d’avoir ruiné sa vie et de l’avoir ramené dans cette prison après avoir travaillé si fort pour l’aider à s’en échapper. Pourtant, tu doutais déjà, avant même que ton frère ne se décide à te confronter. Quelque chose au fond de toi te supplie de te réveiller de ce mauvais rêve.

— Dis-moi que c’est faux. Que tout ce que tu as dit est un mensonge.

Are we still brothers?

11e mois de la 52e année de Ri Wu

Tu parles, vite, sans reprendre ta respiration, comme si ce serait moins dur pour lui. En réalité, c'est plus facile pour toi, de tout dévoiler. C'est dur ces derniers temps, parce que tu sais maintenant que tu as perdu une partie de ta mémoire, tu continues de douter des paroles d'Ahloy, mais si tu ne peux pas lui faire confiance à elle, alors à qui le peux-tu ? Et c'est si similaire à la situation vécu par Cheng - la perte de mémoire est une malédiction des Shao ? - que tu comprends comment tu pourrais lui expliquer. Et pourquoi ça t'a pris autant de temps de revenir vers lui.

Ses mots se sont amer, du moins, tu le ressens de la sorte. Il parle, parlant de sa vision des faits et sa haine envers toi trouve son origine dans ... les mots de vos parents. Tu as envie de pleurer, évidemment qu'ils l'ont retourné contre toi, tu te doutais bien que ça finirait par arriver, mais ça fait si mal. Depuis toujours ils ont tenté de vous liguer l'un contre l'autre, de manière plus ou moins subtile, mais ils ont fini par réussir. Et ton coeur bat à une vitesse folle. Ont-ils gagné la partie pour de bon ?

Soudain, ses mains sont autour de ton col et ses mots, plein de rage, te supplie de mentir. Tu comprends tellement ce qu'il vit et tu t'en veux. Cinq ans, quinze pour lui puisque tu as vécu près de dix ans en liberté avant le rapatriement. Comment pourrait-il te faire confiance après tout ce temps.

Tu décides de répondre à sa question d'une autre manière. « Je suis tombé amoureux, j'ai rencontré une femme fantastique que j'ai aimé de tout mon coeur et ... la dernière fois que je l'ai revue, elle était enceinte. » Les larmes naissent au coin de tes yeux, la douleur, la peur, le doute, toutes tes émotions se mêlent entre elles. « Quand elle m'a dit que j'étais le père, j'ai paniqué, parce que je ne l'avais pas touchée ni vue depuis plus de 5 ans. » Depuis ton retour à Hikyo donc. Tu plonges ton regard dans celui de Cheng. « Elle a eu l'air horrifiée et m'a appris que j'avais perdu la mémoire, j'ai fui, directement, elle me mentait pour me blesser, comme je l'avais blessée quand ... j'étais parti. » Les mots quand tu m'avais fait quitté le navire avaient été proches de quitter tes lèvres, mais tu n'étais pas censé donner autant d'informations. Même si Cheng n'était pas un crétin et aurait fini par comprendre. « Et maintenant, après deux lunes, je crois qu'elle dit vrai. » L'émotion te serre la gorge, tu partages un peu de son fardeau. « J'ai perdu la mémoire, sans que je m'en rende compte, sans que je sache. Il n'y a pas eu de choc, d'agression, de blessure, juste des souvenirs envolés, je ne sais où. » Tu fermes les yeux, un cour instant pour retrouver un visage plus neutre, moins marqué par la tristesse.

« Cheng, je n'ai vécu qu'un millième de ce que tu as traversé, mais cela fait deux lunes et ça me rend fou, mais... si je ne peux pas croire la femme que j'aime le plus au monde, qui croire ? Et ... je comprends que tu aies accepté la version de Père et Mère, parce qu'il n'y en avait aucune autre, je comprends que tu m'en veuilles, je comprends que j'arrive trop tard, mais je ne peux pas défaire le passé. Cheng, tu m'as sauvé la vie et jamais, jamais, je ne t'aurai attaqué. J'en suis incapable. » Il le sait, il l'a vu, quand il est venu te chercher, tu n'as pas essayé de te battre, tu as tenté de sauver le navire et ses habitants, tu l'as suivi, heureux de le voir, mais terrifié par l'éclat de ses yeux.

Il te reste une dernière chose à dire. « Cheng, je t'en supplie, je risque la mort pour t'avoir parler, l'exil il ne me l'offriront jamais. Je ne te mens pas et, une fois de plus, tu tiens ma vie au creux de tes mains. » Tu lui montres par là combien tu l'aimes, combien tu lui fais confiance. Tu ne dépends que de lui, et tu vas être père. Il faut qu'il te sauve, il faut que vous fuyiez cette nation pour vivre - enfin - votre vie.

‘’Elle était enceinte.’’ Ta bouche et ta gorge deviennent soudainement si sèches que tu as du mal à avaler le peu de salive que ton corps arrive à produire. Jin, ton petit frère, bientôt un père à la tête d’une famille qu’il ne sera jamais autorisé à voir tant et aussi longtemps qu’il restera coincé ici. Toi, l’oncle horrible dont le nom sera rejeté pour oublier qu’il est la cause de cette séparation.

La courte pause dans sa phrase t’envoie une décharge. Tu sais ce qu’il voulait dire, avant de remanier ses paroles pour éviter de pointer un doigt dans ta direction. Jin n’a jamais voulu partir, pas après avoir goûté à la liberté durant des années, pas après avoir rencontré - tu le sais maintenant - la femme qu’il considère probablement comme l’amour de sa vie. Tu l’as arraché de cette vie, menaçant de tout détruire s’il ne se rendait pas, en traitre qu’il était.

Tu relâches son col et tu retombes vers l’arrière, la bouche entre-ouverte. Tu refuses de croire cette version de l’histoire, qui est encore plus douloureuse que celle que tu as accepté d’avaler tout de temps. Pourtant, un sentiment au fond de toi t’indique d’écouter ton frère car lui n’a plus rien à perdre. Il a déjà tout perdu, par ta faute.

Le postérieur sur le sol, les genoux relevés, tu tiens ta tête dans tes mains. Tu as mal, tout s’embrouille, et deux côtés de toi s’affrontent là où tu ne peux pas les voir. Ta carapace de protection essaie d’écraser le jeune Cheng qui connaît la vérité, tente de reprendre le dessus pour que tu redeviennes une marionnette dans un but de ne plus souffrir. Tu ne crois pas avoir envie de continuer à tout refouler. Le doute est déjà bien présent dans ton esprit et tu sais déjà que tu n’arriveras pas à oublier.

— Arrêtez…

Tu serres les dents alors que ta respiration s’accélère et que tu grognes de douleur. Tout ça te donne la nausée. Tu ne crois pas que tes souvenirs referont surface aujourd’hui mais au moins, tu peux essayer de combattre l’armure plutôt que de la laisser t’envelopper sans résister.

— Qu’est-ce que tu veux de moi, Jin? Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça, après tout ce temps? Tu connais déjà la réponse. Elle te terrifie. Tu veux partir. Tu veux… retourner voir cette femme. Tu veux voir si cet enfant existe vraiment. Tu veux déserter et tu veux mon aide. Encore une fois? Encore une fois. Tu répètes ces mots plusieurs fois, comme si leur vérité devenait plus évidente à chaque répétition. Aide-moi. Mon frère. Mon petit frère que je devais protéger. Aide-moi à retrouver celui qui est mort il y a tellement longtemps. Leurs mensonges… Je n’arrive pas à distinguer ce qui est réel ou pas. Je suis brisé, Jin. Je dois me battre tous les jours.

Tu étouffes un sanglot. Tu n’as pas pleuré depuis si longtemps que tu n’arrives même plus à t’en souvenir, comme bien des choses dans ta vie. Tu fermes les yeux pour essayer d’oublier la douleur. Bientôt, tu risques de replonger dans cet état où tu ne ressens plus rien, ou tout te paraît vide et dénué de couleurs. Tu as déjà dépensé bien plus d’énergie qu’à l’habitude pour tenter d’affronter tes démons. C’est peut-être parce que ton cadet t’as tendu la main que tu es parvenu à trouver le courage de le faire.

Are we still brothers?

11e mois de la 52e année de Ri Wu

Il te lâche et tu respires mieux, mais ton coeur tambourine dans ta poitrine. Tu as peur, parce que tu sens que son esprit travaille. Cheng a perdu cet air assuré et dédaigneux, son visage n’est plus un masque de neutralité, dans ses yeux tu peux enfin y lire certaines émotions et ça te terrifie, parce que c’est le point de bascule. C’est maintenant ou jamais. Tu devrais être heureux, parce que tu as vraiment cru que c’était passé, que tu avais perdu cinq ans à ne rien dire et pourtant… ce n’est pas gagné. C’est juste un nouvel espoir sur cette route semée d’embuche.

— Arrêtez…

Plus que ses mots, c’est le ton de sa vie qui te fait te taire. Tu avales ta salive et essaie de recomposer un visage plus neutre. Tu veux que les larmes cessent de jaillir, que ton souffle se calme, tu es loin d’un résultat optimal, mais tu fais de ton mieux.

Tu ne dis plus un mot, tu ne respires doucement, pour te faire tout petit, pour lui laisser tout l’espace dont il a besoin. Tu as pris la place en parlant, maintenant c’est à son tour de réfléchir, de peser le pour et le contre, d’émettre ce fameux et s’il avait raison et de l’accepter.

Et puis il parle, tu as envie de répondre tout de suite, de t’expliquer, tu as envie mais tu ne dis rien. Tu le laisses finir et la suite défie tes plus hauts espoirs. Il a envie, il accepte cette main tendue et quand un sanglot le secoue tu as envie de le perdre dans tes bras, de hurler de joie en le serrant fort et pleurant à ses côtés, mais tu restes dans ton coin, même si vous êtes si proches que vos genoux se touchent. Tu inspires doucement, essayant juste de tendre la main pour la poser sur son épaule, dans un geste réconfortant, un geste que Cheng a effectué plus de fois pour toi que tu ne saurais le dire.

— Tu sais, commences-tu d’une voix douce je n’ai pas un souvenir précis en tête, mais j’ai l’impression d’avoir déjà vécu un moment similaire, mais dans l’autre sens.

Tu te souviens des contours d’une grotte éclairée par un feu.Tu ne vois aucun visage, juste une sensation, celle qui te ferait dire que tu avais eu envie de fuir, mais que tu ne l’as pas fait.

— C’est l’inverse, Cheng, je n’ai pas besoin de ton aide, c’est la mienne que j’offre. murmures-tu doucement avant de plonger ton regard dans le sien. Fuir, me faire passer pour mort, j’y ai pensé et j’aurai pu le faire, mais en réalité, c’est uniquement pour toi que je suis resté.

L’aveu est fort, mais il te fait du bien, parce que c’est la vérité, parce que tu l’aimes si fort et que tu t’en veux de têtre tu.

— Au début, j’espérais gagner en grade, pouvoir jouer l’espion, pouvoir apprendre mieux, je t’évitais parce que tu étais intouchable et parce que j’avais peur de toi et honte de t’avoir abandonné mourant.

Et tu lui en voulais aussi, mais ça, tu le ne diras pas, il n’as pas besoin de se prendre ça en pleine face, puis tu lui as pardonné déjà. Tes mots ont calmé ton souffle et ton coeur bat enfin à une vitesse normale.

— Et puis, ça n’arrivait jamais, je n’aurais plus jamais la confiance de personne alors j’ai cherché un moyen de t’aider, mais j’y arrivais pas. Ta salive te brule la gorge, la honte encore. J’ai rencontré une femme, elle m’a reconnu sans me reconnaître et je ne sais pas, c’était peut être toi qu’elle cherchait. Un espoir fou, qui ne devrait pas être dit tout de suite, car la chute n’en serait que plus fatale pour tous. Et puis elle, bien sûr, qui est revenue dans ma vie, j’ai envie de la croire, mais je ne partirai jamais sans toi. Jamais plus.

Le regard plongé dans les yeux si sombres de Cheng, tu attends qu’il comprenne, tu attends qu’il soit prêt. Tu t’en fiches ça prend encore six mois, tu lui laisseras le temps dont il a besoin, parce qu’aujourd’hui, tu n’as plus que lui. Car les souvenirs d’Ahloy se sont envolés et tu as peur d’y faire face.

Toi, accepter l’aide que tu te vois offrir? Tu ne t’en crois même plus capable. Même lorsque vous étiez enfants, tu t’es donné le rôle du défenseur, quitte à recevoir une fessée supplémentaire. Tu es devenu un jeune adulte froid qui ne pouvait dépendre que sur lui-même, qui ne pouvait faire confiance à personne et qui devait régler ses problèmes sans assistance. Comment pourrais-tu possiblement demander ou accepter l’appui de ton frère, après tout ce que tu lui as possiblement fait subir?

Tu secoues la tête, refusant toujours d’accepter tous ces aveux qui tentent de se creuser une place dans ta tête. A-t-il réellement toléré de n’être qu’un simple soldat, à se faire cracher des ordres qu’il n’a pas eu le choix de suivre, dans l’espoir que ta mémoire revienne un jour et qu’il puisse te secourir? Tu l’as rejeté et ignoré tout ce temps. Malgré tout, le voilà devant toi, désespéré de te ramener dans sa vie.

Tu relèves la tête en croisant le regard de Jin, ses yeux visibles grâce à la faible lumière qui arrive à se frayer un chemin à travers les broussailles. Tu répètes ses paroles en murmurant, un écho presque inaudible. Elle m’a reconnu sans me reconnaître. Tu ne lui diras pas que depuis ton retour, tu es hanté par la forme brumeuse d’une femme chaque fois que ton corps, épuisé, s’abandonne finalement au sommeil.

— Arrête. Ne fais pas de moi le seul obstacle t’empêchant de retourner à ton ancienne vie. Je n’ai pas demandé ce sacrifice.

Tu prononces tes mots bien plus froidement que tu aurais dû. Ton visage se détend et soudainement, tu ne te sens plus triste ou coupable. La coquille s’est refermée et bien que tu sois conscient de ses arguments, de ses révélations, tu n’arrives plus à les laisser te toucher. Tu sais cependant qu’une fois seul, ils te harcèleront sans relâche. Tu te mets à genoux en ayant l’intention de quitter votre cachette dans les plus brefs délais.

— J’ai bien entendu, Jin. Je ne vais pas te dénoncer. Je ne vais pas te retenir si tu tentes de fuir. Tu pourrais terminer la conversation sans un mot de plus, mais quelque chose t’en empêche. Tu t’arrêtes donc, restant silencieux quelques instants. Je n’éprouve aucune affection pour cette nation ou cette famille. On m’a répété des choses trop longtemps. Pourtant, tout mon être me crie de te croire plutôt que de hurler de fuir le plus loin possible. Mais ma tête me joue des tours. J’ai besoin de confirmation pour discerner la réalité de la fiction.

Tu ne le rejettes pas complètement. Malgré ta voix dénuée d’émotions et ton refus de le suivre immédiatement, tu laisses entrevoir la possibilité que cela arrive un jour. Tu ne sais plus à qui faire confiance et quelle version des faits est réelle. La seule chose dont tu as la certitude, c’est que tes parents ne se sont jamais préoccupés de ton bien-être personnel et ne t’ont jamais aimé inconditionnellement. Pourquoi croire les paroles d’individus qui ont tout à gagner à avoir un fils convaincu que le monde n’est que source de haine et de trahison?

Tu te relèves et tu quittes sans plus tarder en évitant toute suspicion. Tu comptes bien investiguer, dans le futur, et tester la théorie qui est toujours resté cachée dans un coin de ton esprit : que tes parents ont profité de ton état pour faire de toi ce qu’ils voulaient.

Are we still brothers?

11e mois de la 52e année de Ri Wu

Les mots de Cheng sont de nouveau froids et tu as envie de lever les yeux au ciel. Quand va-t-il comprendre ? Il n'est pas un obstacle, tu ne lui reprocheras pas cette non-fuite, c'est l'inverse. Il est ton choix. Celui que tu as fait pour lui et.. pour toi. Tu te sens coupable, c'est certain, mais tu as besoin de lui, alors qu'il le voit comme un acte égoïste si ça lui sied mieux.

Tu as envie de cracher une phrase tu fais semblant de ne pas comprendre, mais tu retiens tes mots. Cela n'aidera pas. Il a besoin de temps et tu es prêt à lui en laisser. Tu acquiesces, juste pour faire quelque chose, avec ton visage et tes mains se serrent dans une tentative de calme pour toi-même. Puis tu le regardes à nouveau.

La peur s'est éloigné, juste un instant, mais tu lui as déjà confié ta vie, avoir peur après coup ne t'aidera en rien. Tu bouges doucement sur toi-même pour t'en convaincre.

— Merci, murmures-tu.

Que pourrais-tu dire de plus ? Il n'attend plus rien de toi, mais tu as l'impression d'avoir réussi à le toucher il ne reste plus qu'au temps à faire son effet. Tu lui dis d'ailleurs, pour qu'il comprenne bien que tu ne veux que son bien à lui, que ce n'est pas qu'une nouvelle menace ou un nouveau mensonge. Le but n'est pas de la culpabiliser, mais qu'il réfléchisse lui.

— Prends le temps qu'il te faut, je ne bouge pas de là.

Il se lève enfin et s'éloigne. Tu restes un peu plus longtemps, pour qu'on ne vous aperçoive pas ensemble, pour qu'aucun doute ne vienne s'immiscer dans aucun esprit. Pourtant, c'est dur, car tu sais que vos prochaines rencontres devront être nulles ou chargées de regard haineux. Vous n'avez pas le droit de vous comporter autrement si vous voulez sauver le semblant d'espoir qui vient de naître dans vos coeurs.

Avec un soupir, tu quittes l'espace bienveillant, la seule cachette qui te réconforte dans cette nation, prêt à affronter la nuit et ta famille.