Murmures. Shohei. Encore Shohei. Toujours Shohei. Même dans le temple, le petit frère n’est plus vraiment à l’abri. La maîtresse déteste ces murmures, ces rumeurs qui circulent sur son cadet. Qu’ont donc fait les Sakai, pour que leur nom soit traîné chaque fois dans la boue avec une telle indifférence ? Il n’y a, à ses yeux, que la justice de la nation qui peut juger la gravité des faits orchestrés par son jeune frère.  Pour l’heure, la Sakai s’intéresse peu aux rumeurs. Elle a d’autres chats à fouetter que de devoir fermer le caquet à tous ceux qui parlotent sur son cadet. Ses mains gracieuses dressent sur un morceau de parchemin une liste d'ingrédients à aller chercher, qu’elle compte déléguer à ses apprentis. Racines, baies, feuilles, pétales et autres poudres, l’empoisonneuse sait parfaitement les substances qu’elle doit mélanger pour parvenir à des poisons aussi subtils qu’efficaces.

Délaissant les paperasses, claquant la porte derrière elle, elle quitte le bureau pour rejoindre les corridors. Les murs sombres et ternes sont brûlants, chauffés par les âmes tourmentées qui hantent les lieux. Quelques cris percent à travers la pénombre, arrachant un sourire à la maîtresse. Dire qu’autrefois, elle était une mère, une femme et une botaniste respectée. L’une des seules Sakai dont la famille royale était certaine de n’avoir rien à craindre, si ce n’est quelques trafics illégaux de substances illicites. Aujourd’hui, elle est redoutée, comme ses pairs, comme ses frères, par sa sorcellerie subtile, son maniement de l’énergie du ressentiment alimentée dans le coeur du volcan, par ses poisons aussi redoutables que son noir se noircit à mesure qu’elle s’enfonce dans ses pratiques. Que disent les Hino, derrière ton dos ? Sans doute vous prennent-ils pour des fous, alors que vous vous enfermez dans votre temple. Mais ils seront surpris, un jour.

Elle rencontre dans les couleurs l’une de ses plus jeunes apprentis, en pleine conversation avec un domestique, et s’immisce dans leur petit aparté en saluant respectueusement. Demander avec intérêt de dont ils étaient en train de parler, c’est l’apprentie qui l’informe d’un indésirable.

Un invité, maîtresse. C’est votre frère, Shohei, qui l’a invité au temple, mais il est resté dans les accès publics. Personne ne l’aurait laissé entrer.

J’ai entendu dire qu’il fouillait dans les affaires du temple, Madame.

Est-il seul ?

La jeune cultivatrice répond positivement, faisant lever un sourcil à la maîtresse. Bien, soit. Shohei invite quelque misérable (après tout, qu’en sait-elle, ceux qui s’intéressent à Shohei pourraient parfaitement être mal intentionnés) et le laisse seul dans l’entrée du temple. Voilà qui questionne l’empoisonneuse. Et si sa curiosité est tout à fait facile à contenir, elle déteste voir des vautours tourner autour du petit frère. Malgré les années, la grande soeur a tendance a le penser toujours aussi vulnérable, sujet aux problèmes et certainement peu prompt à se rendre compte des mauvaises intentions des autres. N’est-ce pas son rôle, que de le protéger ?  Il a toujours été son préféré, celui qui était moins aimé par maman et plus proche d’elle, la soeur-maman, qui a toujours pris soin de lui.

Elle laisse derrière elle la disciple et le domestique, prenant le chemin de la sortie du temple. Là, elle observe l’inconnu qui sort à peine de l’une des pièces du temple, prétextant sûrement devoir chercher un peu d’air frais. Ceux qui ne sont pas habitués à la chaleur contenue dans le volcan sont fragiles. Leurs poumons s’enduisent plus facilement de l’air putréfiant de l’endroit, et sont bien plus enclins à tomber dans l’inconscience. Parfait. L’empoisonneuse l'observe sortir de sa poche un morceau de papier, ressemblant vaguement à un talisman, et la panique s’empare d’elle. Un cultivateur ? Qui n’est pas du temple ? Dans quoi Shohei s’est-il fourré. Il offre son morceau de papier à sa chemise, de laquelle elle observe un petit animal sortir et se dégourdir les jambes. Bon sang, qu’est-ce donc que cela. Kaori reste quelques minutes à décider de ce qu’elle doit faire, mais le sourire jaillit sur son visage lentement, à mesure qu’elle échafaude ce qu’elle va réaliser. Attrapant par le col un domestique qui passait par-là, elle glisse discrètement à son oreille les instructions, lui promettant mille tourments s’il se trompe que d’une étape dans son plan machiavélique. Deux bouteilles, sur une étagère précise de son bureau, et deux verres parfaitement présentés sur un plateau.

L’attente lui paraît longue, jusqu’à ce que le domestique revienne avec ce qu’elle a demandé. Jugeant d’un air sévère la qualité des deux verres, elle hoche la tête, le laissant repartir avec précipitation. Peu importe, d’avoir brusqué ce jeune homme, il ne manquera pas de dormir tranquillement cette nuit. Redressant sa robe, et arborant un sourire aimable, elle tient le plateau d’une main experte en se dirigeant vers l’inconnu. Le claquement de ses talons sur le sol ne lui permet plus de passer inaperçue (aussi, elle en joue un peu), et l’intrus remarque sans doute instantanément sa présence. D’autant qu’il pensait être seul.

Vous semblez étranger à ce temple dit-elle, son sourire aimable plaqué sur le visage.Maîtresse Sakai Kaori. On m’a dit que vous êtes l’invité de mon jeune frère, Shohei. Prendriez-vous un peu de vin en attendant qu’il ne revienne vous tenir compagnie ?

La plupart des gens ignorent qu’elle maîtrise à la perfection l’art des poisons, et bien que l’inconnu pourrait nourrir quelques soupçons concernant le temple à raison du temps qu’il a dû passer avec Shohei, Kaori ne se soucie pas le moins du monde que sa proposition soit rejetée. Après tout, leur sorcellerie monte en puissante, de manière discrète, et peu connaissent les exploits des sorciers du Temple du Soleil Pourpre.Après tout, si les vins ne sont pas de ses plus belles réussites, elle est tout de même en capacité de noyer le venin dans la boisson avec une certaine aisance. Ainsi, l’inconnu, qu’il soit cultivateur ou mécréant, ne pourra y voir que du feu. Reste à lui donner le verre, et attendre qu’il ne s’écroule en bavant sur le sol.

Quelle est donc cette petite bête, que vous avez sortie de votre chemise ?

Des paroles amicales, en attendant sa réponse. La maîtresse est patiente, et elle le laissera boire quelques gorgées, avant que le poison ne fasse effet. Elle prend soin de n’en avaler aucune, mais de simplement donner l’illusion de boire par minuscules gorgées. Malgré le temps passé sur ses poisons et ses vins, l’empoisonneuse n’a pas encore trouvé le moyen de s’immuniser complètement contre leurs effets.

Sa patience se révèle suffisante. Kaori sait parfaitement que le poison, qu’il s’injecte gorgée à gorgée dans l’organisme, ne le laissera pas terminer sa réponse à ses questions parfaitement chronométrées. Que l’inconnu se prépare, ce n’est que le début de son supplice, et la maîtresse attend simplement qu’il s’effondre, avant que la fin de sa phrase soit prononcée.

Promesse d'un sommeil éternel.
Poisons comme venins ; l'excellence liquide.
Des préférences pour les tons rosés, boisés ou carmins.
Quelle satisfaction que de porter avec indifférence le verre à ses lèvres, les pensées tournées vers l'imminence de la réponse attendue. Un fin sourire apposé sur ses lèvres, une question polie, mesurée, qui donne lieu à un babillage grotesque.

Supplice abrégé ; alors que l'inconnu sombre dans les limbes du sommeil. Nul besoin de le pousser du bout du pied pour vérifier qu'il a rejoint l'autre côté de la frontière ; la Sakai se contente de claquer des doigts et d'hocher la tête. Grisante satisfaction que de donner des ordres, Kaori adule la force qui l'enivre lorsqu'elle maîtrise le moindre facteur de son environnement.

Descendez-le en bas qu'elle murmure, du bout des lèvres.
Shohei s'entoure de bien drôles de gens, pense-t-elle ; lorsqu'elle examine le corps inconscient porté par les esclaves. Petit frère détesterait savoir qu'elle se mêle de ses affaires ; mais le moment était trop bien choisi pour ne pas s'assurer tout de même des intentions du loufoque.

Remerciement rapide, amusement pincé alors qu'elle s'installe.
Sans doute nul besoin de l'attacher ; seule patience pour compagnie.

Des yeux qui s'ouvrent, un gromellement dans le sommeil avant qu'il ne revienne à la surface. Verre de meilleure qualité entre les doigts [ pour ne pas dire qu'elle a jeté avec empressement le poison dans les fleurs ] ; la maîtresse Sakai esquisse un demi-sourire.  

Pardonnez ces précautions qu'elle susurre. ( Grossiertés aurait été plus exact )
Je déteste être interrompue lorsque je parle. ( Ce qui n'aurait pas manqué d'arriver dans la cour )

Je ne vous propose pas un nouveau verre de vin qu'elle ajoute avec amusement. Quelle est donc cette petite bête, que vous avez sortie de votre chemise ? qu'elle réitère, connaissant parfaitement l'impertinence de sa question.