L’ombre était là. Sous tes yeux… Floue, elle dansait maladroitement dans la lumière pendant que tu te trouvais au creux des ténèbres… Pourquoi ne venait-elle pas ? Quel était ce sentiment étrange qui te rongeait les entrailles alors que tu la voyais s’éloigner sans se retourner ? Tu avais envie de crier, de hurler, de pleurer, mais ta gorge était nouée… Les bras tendus vers cette ombre qui fuyait, tu tremblais, puis… basculait alors dans l’oubli. Encore. Et encore.

La chute fut aussi rude que le réveil. Le bras levé vers le plafond, la respiration saccadée, tu avais du mal à retrouver tes esprits. Pourtant ce n’était pas la première fois que ce songe étrange venait altérer ton sommeil… Mais il fallait croire que ce dernier n’arrivait pas à assimiler la lassitude face à ce cauchemar. Alors, tu finis par te lever, tout en baignant dans cette bulle mélangeant tristesse et colère que tu connaissais si bien. Toutefois, tu fis comme si de rien était, et te rendis auprès de ton Maître pour une nouvelle journée d’apprentissage. Car c’était bien la chose qui te faisait tout oublier.

Ainsi, tu passas la matinée à travailler, comme à ton habitude, auprès de celle qui était ton supérieur au sein de la Secte. Assidue, silencieuse, tu te contentais toujours d’être irréprochable. Peut-être même un peu trop… Était-ce de ta faute ? Non, c’était à cause d’eux que tu t’étais fermée, à cause d’eux que tu ne voulais pas te confier, à à cause d’eux que tu refusais simplement tisser des liens… Ils avaient fait de toi une jeune femme qui ne pouvait compter que sur elle-même. Et il était hors de question que tout cela ne change maintenant.

Et pourtant…


L’arrivée d’un courrier lors du repas vint t’ébranler, oui, toi, celle qui avait toujours choisi de rester loin des interactions sociales. Les yeux rivés sur ton Maître qui ne semblait pas avoir bien apprécié le contenu de son message, tu n’arrivais pas à garder cet étrange bouclier qui t’entourait depuis ton arrivée. Pourquoi paraissait-elle si triste ?

Une part de toi avait envie d’ignorer cette analyse rapide de la situation. Après tout, cela ne te regardait pas et sincèrement, tu te fichais bien des états d’âme des autres. Toutefois… une autre part avait envie d’être sympathique, dans le but de la réconforter. Comme tu avais eu si souvent l’habitude de faire avec celle dont tu refusais de prononcer le prénom.

** Eiko, arrête ça. Tais-toi. Ne dis rien. Laisse là. **
“Quelque chose ne va pas, Maître ?”

Les mots étaient sortis naturellement, sur un ton des plus neutres, balayant alors avec violence cette voix intérieure qui t'étouffait. C’était bien la première fois que tu montrais un signe d'intérêt pour une autre personne depuis ton arrivée… Une première en cinq années. Tu espérais sincèrement que cela ne viendrait pas la choquer, au risque de te pousser à nouveau dans tes retranchements… De toute manière, elle paraissait déjà bien ébranlée pour noter un changement dans ton comportement, ce qui avait le don de te rendre… curieuse ?

Oui, tu ne savais pas pourquoi, mais tu avais envie d'en savoir plus la concernant… Peut-être parce qu’elle était ton Maître, ou parce que c’était la première personne qui te faisait de la peine depuis la mort de Shinzo…?  En tout cas, tu ne regrettais en rien d’avoir posé ta question...

...pour l'instant.

Les nouvelles étaient mauvaises, tu pouvais le voir en distinguant des perles salées au coin de ses yeux. Pourquoi cela te touchait autant ? Peut-être était-ce parce qu'elle était ton Maître et qu'elle était devenue la personne la plus proche de toi depuis ton arrivée au Temple ? Tu n'étais pourtant plus sensible à tout cela, plus depuis le soir où tu avais tout perdu. Mais voilà que cette femme à la prestance inégalable à tes yeux avouait aussi avoir connu... des pertes, et que la lettre ne venait pas lui apporter de bonnes nouvelles.

C'était étrange, à tel point que tu t'étais arrêtée de manger en l'écoutant. Les recherches qui ne menaient à rien, les déceptions qui s'enchaînaient régulièrement... Tu avais l'impression que cela durait depuis bien longtemps... En tout cas, bien plus longtemps que toi, qui cherchais toujours à mettre la main sur celle qui t'avait trahie. Mais malgré tout, tu étais sûre d'une chose...

"On finit toujours par retrouver ce qu'on a perdu." lanças-tu avec assurance.

Oui, tu ne disais pas cela pour la réconforter, mais parce que tu croyais sincèrement en tes paroles.

"Si ce sont des choses, elles seront mises sur votre route un jour ou un autre, et si ce sont des personnes, leurs destins seront toujours liés au vôtre. J'en suis persuadée."

Ton ton de voix était resté neutre, car ces mots, c'était à une certaine personne que tu les devais.  

"C'était ce que disait mon père, et il ne s'est jamais trompé."

C'était à ton tour d'abaisser une barrière... Jamais encore tu n'avais trop mentionné ton passé, ou ceux qui en avaient fait partie. Mais voilà que tu avais parlé de Shinzo, tout naturellement... Te focalisant sur ta soupe comme si de rien était, tu repris ta place, celle de l'apprentie qui n'était pas là pour questionner son Maître sur sa vie privée. La curiosité n'était pas un défaut que tu avais, pourtant, tu essayais d'imaginer ce qu'elle avait perdu tant le fait d'avoir vu des larmes dans ses yeux avait été déroutant. Les objets pouvaient avoir de la valeur pour certaines personnes, mais... tu n'avais pas l'impression que la plus douée des empoisonneuses était matérielle... Cela concernait-il sa famille ? Cela était bien plus plausible, même si au final, tu ne savais rien d'elle hormis son patronyme.

Pourquoi avait-il fallu que cette lettre arrive ? Pourquoi étais-tu si avide d'en savoir un peu plus sur cette femme qui portait le nom de Sakai Kaori ? Durant cinq années, tu étais restée à ta place, dans ton coin, focalisée sur tes desseins et ta propre personne. Mais des larmes, aussi surprenantes qu'imprévues, venaient de tout chambouler. Toi qui avais toujours pensé que ton Maître était inébranlable... La voir dans cet état te perturbait même si ton faciès restait de marbre... Est-ce que toi aussi, un jour, tu allais finir par craquer ?

Les paroles de ton Maître furent sages, emplies d'une certaine tristesse. Tu ne connaissais pas ça toi, non, tu avais connu le désespoir, la douleur, mais rapidement, la rage avait pris le dessus, annihilant tout le reste pour te transformer en une jeune femme bien différente. Les sentiments que tu pouvais apercevoir légèrement en scrutant la Sakai Kaori étaient... non identifiés. Peut-être était-ce parce que tu étais devenue bien trop antipathique ou alors était-ce une question de maturité ? Dans tous les cas, tu ressentais toujours cette curiosité, infime, étrange, comme si l'envie de pousser une porte qui menait vers l'inconnu était soudainement plus forte que celle de la refermer.

Cependant, ce n'était pas prudent, ni dans tes plans, de tisser un lien avec cette femme aux qualités indéniables qui se chargeait de ton apprentissage depuis quelques années. C'était une promesse que tu t'étais faite en rentrant ici, car tu avais bien trop souffert de la perte de ces êtres que tu avais tant aimés...

"Tu sembles beaucoup tenir à lui."

Prise à ton propre piège Eiko, voilà que la situation se retournait contre toi. Mais tu n'avais pas pu t'empêcher de le mentionner, lui, ce père. C'était de bonne guerre finalement. Alors, tu répondis, sur un ton blasé et quelque peu nonchalant, après un long moment de réflexion.

"Il était tout pour moi, il a été tué."

Puis, tu te concentras à nouveau sur ton repas, comme pour faire comprendre que tu n'en dirais pas plus sur le sujet du grand Maeda Shinzo. Cependant, une petite voix finit par te susurrer quelques mots à l'oreille...

** C'est malpoli Eiko, très malpoli. Tu as vu ses larmes, tu lui dois une réponse plus longue. **

Un soupir ponctua la réflexion de cette conscience qui prenait parfois trop de place dans ta vie... Cinq années dans le silence, pour briser un tantinet sa carapace en cinq petites minutes... Tu n'arrivais pas à croire aux mots que tu allais dire...

"Il m'a trouvée. J'ai été lâchement abandonnée par... des gens." Il n'y avait pas d'autres mots pour les qualifier dans ton esprit. "J'étais trop petite pour avoir des souvenirs de ces personnes. Une vraie chance. Lui a été mon vrai père, ma seule famille."

Tu avais voulu rester neutre, mais ta voix avait vacillé de façon imperceptible sur tes dernières paroles. Même si le temps était passé depuis sa mort, les circonstances continuaient de te hanter... Et puis il y avait ce fameux passé, qui, s'amusait parfois à te rendre folle en resurgissant de façon incontrôlée. Folie ou réels souvenirs, tu ne savais pas encore quoi penser de tout cela d'ailleurs. Mais une chose était sûre...

"Je ne recherche personne. Et je ne veux retrouver personne non plus. C'est difficile de se mettre à votre place au final, mais j'espère que vous trouverez." finis-tu par conclure en restant de marbre avant de te murer à nouveau dans le silence, sans pour autant fermer ta carapace.

S'il y avait bien une chose que tu appréciais chez ton Maître, c'était ses paroles emplies de sagesse. Les mots justes, honnêtes, elle t'avait répondu, sans ciller, sans broncher, et toi, tu t'étais contentée de l'écouter, attentivement. Sa quête, ses recherches, cette détermination... Cela te parlait, vraiment. Sauf que toi Eiko, tu ne recherchais pas portée par une émotion positive, non. Tu souhaitais te lancer dans une quête similaire juste pour la vengeance, pour apaiser ton esprit malade, quitte à y laisser des plumes.  Et d'un autre côté, tu refusais d'en savoir plus sur ceux qui t'avaient lâchement abandonnée. Autant dire que ce n'était pas très clair tout cela, et le détail n'échappa pas à celle qui se chargeait de ton apprentissage au sein du Temple.

En réalité, tu étais perdue. Cette image de flamme qui se tarissait était si... parlante. Tellement parlante que cela en était déroutant, voire vexant. Il fallait dire que tu n’appréciais pas vraiment d’être percée à jour, mais… ne l’avais-tu par mérité ? C’était toi qui avais mentionné ton père, toi qui avais brièvement mentionné ceux que tu refusais d’appeler “parents”.

Ainsi, la belle Sakai Kaori se leva pour te laisser seule avec ta conscience, tes pensées, tes envies… Tu ne dis pas un mot, ni osas un regard, tu restas là, à contempler le vide, imaginant une bougie sur le point de s’éteindre. À trop fuir le passé, tu allais être bloquée. Et ce n’était pas en mettant la main sur Hua que tout allait changer.  Seulement… étais-tu prête à affronter cette zone d’ombre qui entourait ton abandon ?

** Non. Je n’ai pas. envie.**

Réponse claire et nette de ta petite voix, voilà que tu faisais à nouveau un choix. Le même. Aucune remise en question, rien. Tu étais bien trop fière. Alors tu finis par te lever, lentement, pour aller rejoindre ton Maître, bien décidée à ne plus la laisser entrer dans ta tête. Plus jamais.

Malheureusement, tu n’allais pas être déçue, car une rencontre lors de la nouvelle année allait venir tout chambouler pour te projeter là où tu as toujours refusé d’aller.