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Au large de la banquise - 7e mois de l'an 51 de l'ère Ri Wu [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]

Parfois, tu t’éloignes de la ville, de la secte et tu pars à l’aventure. Petite aventure bien évidemment, tu préfères ne pas trop t’éloigner, tout simplement parce que tu as encore beaucoup trop à apprendre auprès de ton maître et de tes professeurs pour voler de tes propres ailes. Tu as besoin d’apprendre le Vif, de devenir plus fort aussi, pour savoir mieux te défendre dans un monde de crocs et de serpents. Parce que quoi qu’on en dise, le continent… n’est pas aussi sûr qu’on aimerait le laisser croire. Quand tu penses à l’aventure, tu t’imagines surtout une petite embarcation, un harpon pour la pêche et tes pagaies pour ramer entre les glaciers du Pôle sud. Tu ne vas jamais très loin, parce que tu pars seul. Parfois, au milieu de la vie chez tes cousins, tu te sens un peu étourdi. Quelquefois aussi, pas exactement à ta place. Ils t’ont offert un foyer quand tu es arrivé, ils t’ont ouvert les bras sans poser trop de question et quand tu as demandé à rejoindre la secte de la Porte de l’Aurore céleste, ils t’ont aidé à te faire intégrer, malgré ton âge avancé. Et pour toutes ces raisons, tu les aimes et les chéris de tout ton cœur.  Toutefois, cette famille d’adoption ne suffit pas exactement à te faire oublier celle que tu as laissé derrière toi au Pôle Nord. Ta mère, ton père. Le bébé de la fratrie. Ta sœur aînée portée disparue que tu t’es juré de retrouver un jour. Aussi, la famille que tu aurais pu avoir, avec Macha. Et quand tu penses à Macha, les bruits dans ta tête sont si forts, si bruyants que tu n’arrives plus à penser. Et il te vient l’envie de redevenir le simple garçon que tu étais, le chasseur amateur, celui sur qui personne ne comptait vraiment.

Mais tu as changé. Beaucoup au cours de la dernière décennie. S’il t’arrive encore de tomber malade, il n’en reste pas moins que tu es beaucoup plus fort. Plus robuste. De constitution, mais aussi de santé. Si tu disais aller à la chasse, sûrement quelque autre homme de la tribu viendrait avec toi, manifesterait le désir de t’accompagner. Et la cacophonie que tu cherches justement à fuir te suivrait. Mais quand tu dis que tu vas pêcher, en profiter aussi pour améliorer ta technique de surf – normalement c’est sur épée, mais comme tu manies plutôt le boomerang, tu fais tes essais – personne ou presque ne témoigne de l’envie de te suivre. Et pendant quelques heures, tu profites d’un moment de répit, d’un silence quasi parfait. Une paix qui se charge de taire toutes tes pensées pour toi.

Tu es donc justement, sur ta petite embarcation, concentré sur le son de l’eau qui frappe contre sa coque quand le silence autour de toi devient… trop silencieux. Quelque chose est là qui ne devrait pas y être. Sur tes gardes, tu continues d’avancer, en essayant de faire le moins de bruit possible et c’est là que tu aperçois un navire. Gigantesque. Ton cœur manque un battement. La Nation du feu? Qui d’autre pourrait venir si près de vos glaciers? Tout de suite, tu penses à Kaléa, cette cousine presque sœur et au danger qu’elle court. L’envie de faire demi-tour te traverse l’esprit, mais celle de t’approcher pour tenter d’évaluer leur nombre avant d’aller prévenir les autres s’impose avec plus de force encore.

Alors même si c’est complètement téméraire et stupide, tu t’avances à coups de pagaie puissants pour rejoindre l’énorme bateau. Évidemment, c’était un plan stupide. Tu es à peine à quelques mètres que tu te fais repérer, tu le sais à tout le boucan que tu causes à bord. Merde! Tant pis pour les nombres, il va falloir rentrer au plus rapidement possible et prévenir tout le monde du raid qui va bientôt s’abattre sur vous. En espérant que tu réussisses à rentrer en un seul morceau. Quelle idée stupide!

Tu t’empresses de faire demi-tour, usant toute la puissance de tes bras désormais bien musclés. Tu tournes la tête, pour constater qu’une furie fonce droit sur toi. Mais surtout, elle… elle semble bien maîtriser l’eau! Bon sang! Voilà que les vôtres se sont retournés contre vous au service de la Nation du feu. Les choses sont beaucoup plus graves que tu ne le croyais!

Ce moment de légère distraction suffit cependant à ta poursuivante pour te rattraper, mais surtout te coincer puisqu’elle gèle l’eau au devant de ton kayak, t’empêchant d’aller plus loin.

Et alors qu’elle te surplombe de toute sa hauteur, une révélation plus horrible encore se fait à toi. Tu restes bouche bée un instant, incapable de prononcer le moindre mot.

- Ahloy?

Le nom traverse le seuil de tes lèvres doucement, le son est une interrogation à lui seul. Qu’est-ce que ta sœur fait là? Pourquoi travaille-t-elle avec la Nation du feu? Ces monstres? Les questions se bousculent dans ta tête, mais surtout le soulagement t’envahit comme une vague déferlante. Tu savais qu’elle n’était pas morte, que tu la retrouverais un jour. Enfin, pas dans ces circonstances.

- C’est toi? Qu’est-ce que… Pourquoi tu travailles avec la Nation du feu? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait? Je croyais… que tu serais ici. Avec le reste de la famille, après que…

Et c’est là que ses mots te frappent. Elle ignore qui tu es. Elle ne t’a pas reconnu. Tes mains se crispent sur ta pagaie, à travers les immenses moufles qui les protègent du froid.

- Tu… ne me reconnais pas?

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Enfin, enfin, elle te reconnaît. Ce prénom soufflé du bout des lèvres a réveillé sa mémoire, mais semble également aussi l’avoir grandement ébranlée. Elle s’assoit sur la glace, tandis que restes dans ton kayak, les mains serrées sur ta pagaie. Tu as toujours eu la conviction que ta sœur était encore en vie et tu t’es toujours imaginé qu’une fois devenu cultivateur accompli, après avoir maîtrisé les techniques de ta secte, tu partirais à sa recherche. Que tu la ramènerais saine et sauve à la maison, ta nouvelle maison. Parce qu’il était hors de question de retourner au Pôle Nord autrement que pour visiter la famille. Et il faut admettre que tu n’as pas encore eu le courage de le faire. Tu es convaincu de ne plus avoir de sentiments pour Macha, mais tu ne te sens pas prêt à la voir auprès de son mari, avec leurs enfants. Parce qu’elle en a sûrement déjà un ou deux, depuis le temps. Tu peux imaginer aussi que ton aînée ne se sente pas particulièrement attirée par l’idée d’aller rejoindre son fiancé. Peut-être qu’il n’est d’ailleurs plus célibataire et que lui aussi a trouvé une autre personne. Tu le saurais si tu entretenais la moindre correspondance avec le reste de la famille. Peut-être. Tu es parti et tu as décidé de ne pas regarder derrière. Ils ne comprendraient pas que tu aies laissé ta place à un autre. Dix ans déjà. En partant, tu ne t’imaginais pas que ce serait aussi long, ni que le temps passerait aussi vite.

Et tu ne t’attendais pas, en retrouvant ta sœur, à ce que son visage ne soit envahi par les larmes. La confusion semble unanime de tous côtés. L’un et l’autre, vous retrouver un frère, une sœur, bien changée depuis votre adolescence. Et clairement, si toi tu te surprends des allégeances que tu lui as allouées et qu’elle nie, elle s’étonne de ne plus retrouver son frère encore fluet et maigrichon. Et devant l’absurdité de toute cette situation, tu t’esclaffes, ce qui a pour effet d’atténuer la tension dans tes épaules et tes jointures sous tes moufles retrouvent leur couleur originale.

- Tu croyais pas que j’allais rester un enfant toute ma vie? Après ton départ, il fallait bien que j’arrive à me défendre tout seul, lances-tu.

Ça n’a rien à voir, c’est simplement que tu as vieilli. Ton corps s’est transformé. Toutes ces années passées au lit ont probablement servi à préparer cette métamorphose. Tu pourrais t’amuser et lui faire croire que tu es tombé dans un chaudron de potion magique, mais tout à l’émotion de retrouvée celle qui avait disparu, tu n’as pas la tête à activer ton humour, parfois douteux.

- Mais qu’est-ce… c’est quoi ce bateau si tu n’es pas avec la Nation du feu? Pourquoi tu n’étais pas là quand je suis arrivé? J’étais certain que tu serais ici. Tu parlais toujours de notre oncle, qui est parti, parce qu’il ne trouvait pas sa place chez nous!

Malgré toi, ton ton est légèrement empreint de reproches. Tu as eu tellement peur. Malgré ta conviction qu’elle était toujours envie, la crainte de ne retrouver qu’un squelette était bien présente, elle t’habitait malgré toi. Et tout d’un coup, l’envie de t’assurer que tu n’es pas en présence d’un fantôme, mais bien d’une femme en chair et en os te traverse. Tu poses ta pagaie sur ton embarcation et tu retires une moufle pour aller essuyer de ton pouce les larmes sur ses joues.

- Elles vont geler sur tes joues, ne pleure plus.

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Dès que ses bras passent autour de toi, tu la serres avec force contre ta poitrine désormais si large. Elle te semble si petite Ahloy. Quand a-t-elle autant rétréci et perdu en stature? Tu te souviens du confort de ses étreintes quand tu étais tout petit, de cette forteresse qu’elle bâtissait autour de toi en silence pour te réconforter des duretés du monde. Tu contemples ce visage, si familier, mais à la fois si inconnu. Une part de toi a bien l’impression que rien n’a changé, que c’est la même sœur avec qui tu partageais les friandises des bons jours, mais une autre part a du mal à reconnaître sous ces traits celle qui a tout partagé avec toi. Et puis tu réalises aussi que si tu t’es fait un sang d’encre, elle aussi. Était-elle retournée à la maison un jour pour découvrir que tu avais disparu à ton tour? Il faut dire que tu n’as expliqué ton départ à personne, après tout, avant de rejoindre les disciples de la Porte de l’aurore céleste, tu ignorais complètement commet lire et écrire. Difficile de laisser dans ce cas-là une lettre d’adieu dans laquelle tu donnerais toutes les raisons de ton départ. Puis, même si tu avais pu le faire, l’aurais-tu écrite cette lettre? Après tout, comment leur dire que ta fiancée avait déjà une affaire avant même vos épousailles. Que tu partais pour lui assurer d’être auprès de celui qu’elle aime? Ils n’auraient pas compris. Les filles n’ont pas leur mot à dire quant aux histoires de mariage. Au moins, en partant, c’était toi qui étais en faute et Macha au moins elle pouvait continuer sa vie normalement. Alors, tout bien pesé, vous avez beaucoup de temps perdu à rattraper, beaucoup de choses à vous raconter c’est certain.

Surtout si tu comprends bien et qu’elle est bel et bien capitaine de ce navire étranger. Tu restes encore méfiant, parce qu’en général les gros bateaux qui sillonnent les banquises ne sont pas là pour échanger des politesses avec vous, loin de là, alors même ton aînée te rassure… après tout, il y a plus d’une décennie que vous ne vous êtes pas vus. Peut-être ne te ferait-elle pas de mal à toi, mais ça ne veut pas dire que ses idéologies n’ont pas changé, qu’elle est venue au Pôle Sud avec de bonnes intentions. Et si tu es quelque peu réticent à l’idée de monter sur une énorme coquille flottante, c’est peut-être préférable à la ramener à la maison. Même si ça te fait mal de douter de ta propre famille. S’il reste beaucoup de candeur en toi, tu n’es plus le même garçon naïf d’autrefois.

- Monte, je nous emmène, fais-tu en lui désignant la place derrière toi dans la petite embarcation d’écorce.

Sa petite démonstration de tout à l’heure prouve bien qu’elle n’a clairement pas besoin de toi pour franchir la distance qui vous sépare de son vaisseau, toutefois il paraîtra peut-être mieux si elle t’accompagne sagement. Tu n’as pas envie de te faire sauter à la gorge une fois passé par-dessus le bastingage du navire.

Une fois ta petite embarcation bien stable, tu entreprends de pagayer pour faire demi-tour. C’est plutôt rare que tu es accompagné lorsque tu t’aventures en mer et l’idée qu’Ahloy soit ta passagère te semble encore plutôt irréel. Complètement fou même.

- J’ai encore du mal à croire que tu sois là… Tes copains, ils vont pas me taillader si je monte à bord?

Vaut mieux être trop prudent que pas assez. Surtout que déjà vous êtes près de la coque et de l’échelle qui permet de grimper à bord. Tu fais tourner ton kayak pour permettre à Ahloy de monter la première, qu’elle puisse faire les présentations, avant qu’ils ne te fondent dessus, couteaux au poing et qu’on ne décide de te faire prisonnier. Une perspective très peu enchanteresse à tes yeux.

- Je te laisse monter d’abord, mais je te suis.

Puis, il faut bien que tu amarres ton embarcation aussi, parce que tu vas bien en avoir besoin pour rentrer et aussi qu’elle est parfaite pour sillonner les courants de la banquise et aller pêcher le poisson. Ce serait dommage de la perdre. Ce n’est pas parce qu’on vient de retrouver quelqu’un qu’on aime qu’il faut cesser de soucier des autres choses que l’on possède. Tu ne sais pas combien de temps tu vas passer à bord et sans un nœud bien solide comme on t’a appris à les faire quand tu étais enfant, tu vois bien ton seul moyen de rentrer à la maison partir à la dérive sans espoir de le retrouver un jour celui-là.

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Tu montes à bord derrière Ahloy, en te disant que forcément c’est pas un piège, c’est ta sœur, elle te mentirait tout de même pas, parce que les liens du sang, ça empêche tout de même de vouloir du mal à l’autre. Et comme de fait, une fois à bord et sur le pont, elle fait signe à son équipage de relâcher leur garde. Que t’es okay, pas un danger. Ça te rassure un peu. Peut-être que certains regards s’attardent encore sur toi, méfiants, mais au moins l’hostilité semble se maintenir au bas fixe et personne ne se jette sur toi. C’est peut-être à cause de ta sœur. Ça te surprend de la voir comme ça, aussi autoritaire. Enfin pas que ce soit étonnant en fait, déjà enfant Ahloy te défendait contre quiconque osait se moquer de toi, l’enfant maigrichon et faible. C’est juste… les mœurs sont peut-être différentes au Pôle Sud, tu t’es habitué à certaines pratiques qui te semblaient tellement choquantes à ton arrivée, mais tu restes un enfant du Nord. D’un Nord où les femmes prennent une place plus effacée, où elles vivent dans l’ombre de leur époux et certainement pas à la tête d’un équipage de bateau. C’est une chose être jeune et intrépide parmi un groupe d’enfants, mais une fois adulte… Mais ça avait toujours été un peu la personnalité d’Ahloy, elle qui rêvait beaucoup plus grand que ce que sa contrée natale pouvait lui offrir. Sans comprendre exactement comment elle a pu se sentir, tu peux imaginer sans mal pourquoi elle est partie. C’est juste que tu ne t’attendais quand même pas à la retrouver dans une telle position. C’est surprenant et inattendu. Ou plutôt, tu as toujours su qu’elle ferait de grandes choses, mais peut-être pas d’aussi important envergure. Pour une femme, on s’entend.

Tu salues discrètement les gens d’un geste de la tête avant d’emboîter le pas à ton aînée. Tu préfères éviter de parler devant tous ces membres d’équipage, ces inconnus. Autant tu fais confiance à leur capitaine – parce qu’il le faut, le contraire serait impensable – autant tu te méfie de ces mousses aux origines étrangères. Tu crois. Difficile à dire exactement en un regard rapide, puisque vous vous retrouvez rapidement dans la cabine de ta sœur, où tout de suite il fait bien plus chaud.

- Merci, lâches-tu doucement en prenant la tasse entre tes mains, toujours cachées par tes énormes moufles destinées à te protéger du froid mordant des banquises.

Tout en prenant une première gorgée qui te réchauffe tout l’intérieur, tu en profites pour observer la pièce autour de toi. Ça n’a rien à voir avec vos habitations à la maison. Ta nouvelle maison, tout autant que l’ancienne. La décoration est plutôt sobre, entre les quelques coussins et les diverses cartes qui attirent inévitablement ton attention. A-t-elle voyagé jusqu’à tous ces endroits? Beaucoup de questions se bousculent dans ta tête.

Tu te renfrognes un moment, tout en essayant de cacher ton malaise. Tu n’as jamais exposé les véritables raisons de ton départ. Il y a quelque chose de tout de même assez humiliant à avouer que sa propre fiancée préférait un autre homme à toi. Et tu as tellement travailler pour ne plus être le garçon maigrichon et fragile, toujours malade que tu étais dans le passé. Joué le rôle du cœur brisé… Non, tu n’as pas le cœur brisé, tu as fait le meilleur choix et autant garder tes raisons secrètes. Personne n’a besoin de savoir. Tu ne veux pas jeter l’opprobre sur Macha. Si elle est heureuse, c’est tout ce qui compte. Et puis Macha qui? Hein, tu ne te souviens pas d’elle, tu la connais à peine. Oui vraiment, tu es en paix avec tout ça et maintenant, ce qui compte, c’est la Porte. Et retrouver Ahloy. Enfin, maintenant, le deuxième objectif semble déjà atteint.

- Tu te souviens? Quand on était jeunes, on parlait de notre oncle. Ma vie au Nord me semblait… incomplète. Tu étais partie. Et je me suis dit que je pourrais faire pareil. Partir, devenir cultivateur plutôt que chasseur. Je n’ai jamais vraiment pris plaisir à tuer des animaux, je suis plus à ma place ici.

Tu essaies de sonner plutôt confiant et décontracté. Et puis ce n’est pas exactement faux. Ta vie auprès de ta famille te semblait vraiment incomplète. Tu n’aurais probablement pas eu le courage de partir sans tes fiançailles, mais comment les choses étaient tournées, les derniers encouragements sont venus d’eux-mêmes. Tout naturellement.

- Je pensais que je te retrouverais ici. Que tu serais contente de voir la famille. Mais quand je suis arrivée, personne n’avait jamais vu pas même ton ombre. Qu’est-ce qui s’est passé? Tout le monde a cru que tu étais morte. Mais moi je savais que non. Le plan, c’était de te retrouver, quand j’aurai fini mon apprentissage ici.

Et il t’en faut encore longtemps avant d’y arriver. Enfin, quelques années encore au moins. Au moins, même si tu es en retard, tu as commencé plus vieux donc tu peux apprendre plus vite. C’est déjà ça. Et tu as toujours mille questions à poser. Tu ne sais simplement pas par laquelle commencer.

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De nouveau auprès de ta sœur, tu retrouves malgré toi certains aspects du jeune Atiqtalaaq prépubère. Des mimiques, des expressions, mais aussi un certain relâchement et pour la première fois, tu réalises l’immense tension qui tirait tes épaules vers le haut. Tu as toujours imaginé vos retrouvailles comme émouvantes, un énorme soulagement aussi. De savoir que ta sœur, celle qui avait toujours veillé sur toi jusqu’à ce qu’elle ne disparaisse, va bien. Qu’elle semble plutôt heureuse. Même si tu n’arrives pas encore tout à fait à comprendre comment elle est devenue capitaine d’un navire. Et encore moins de quel genre d’équipage il s’agit. Parce que ça ne semble pas être un bateau de commerçants, il faut bien l’avouer, on t’aurait pas pourchassé comme on l’a fait si c’était le cas et les couteaux auraient été moins nombreux pointés dans ta direction s’il ne s’était s’agit que d’un vaisseau de simples marchands. La méfiance et l’hostilité avait été palpable jusqu’à ce qu’Ahloy leur décline ton identité. Puis elle était retombée, mais pas entièrement. Visisblement, ils font confiance à ton aînée, mais pas à toi. D’ailleurs, c’est réciproque. Tu ne crains pas qu’elle te mente, qu’elle cherche à te piéger, pas vraiment, pas sincèrement, même si l’idée reste tapie dans un coin obscur de ta tête. Parce que comme toi tu as changé depuis quinze ans, elle aussi a changé. Tu ne sais rien des rencontres qu’elle a faites et qui ont forgé la femme qu’elle est devenue. S’est-elle mariée? Avec quelqu’un d’autre que Kesuk? Elle, elle était partie parce qu’elle ne voulait pas de son fiancé, toi parce que ta fiancée ne voulait pas de toi. C’était plutôt ironique non?

Et face à toutes les questions qui se bousculent dans ta tête, elle aussi semble chercher les mots, se demander comment raconter son histoire. Ça ne risque pas d’être une affaire simple, pourtant c’est bien nécessaire. Tu tais les interrogations, tu t’enfermes dans un mutisme similaire à celui qui te gardait lorsque tu étais enfant pour te préserver des mauvaises langues, et tu écoutes. Pour ne pas la déconcentrer dans son récit, pour ne pas nuire à ses histoires.

La réaction de votre père ne t’étonne pas. Il fallait s’y attendre. La place d’une femme, c’est auprès de son époux. Tu es plus ou moins d’accord, maintenant que tu es au sud. Ton éducation n’a pas été complètement réformée après dix ans à la Porte de l’aurore céleste, mais il reste tout de même que les mœurs locales ont influencé ta façon de penser. Par contre tu ignorais tout de ce rouleau. En même temps, à l’époque, tu ne savais pas vraiment lire. Personne n’avait jamais vraiment jugé utile de te montrer. Peut-être parce qu’on s’attendait à ce que chaque hiver ne t’emporte. Puis tu étais trop vieux pour apprendre, ton temps était mieux occupé à apprendre la chasse et la traque, une fois rendu assez costaud, une fois que ta survie était devenue assurée.

Et ton cœur se serre avec violence quand tu apprends que ces salauds de la Nation du feu ont mis la main sur elle. Tu les as vu déjà trop souvent s’emparer des maîtres de l’eau ici, malgré vos efforts désespérés pour les en empêcher. Les raids qui te font trembler qu’on t’enlève ta cousine. Le désespoir de Qillaq si cela arrivait vraiment un jour. Tes yeux se mouillent légèrement, même si tu ne laisses pas échapper de larmes. Tu es un homme après tout. Ta main se tend toutefois pour serrer celle de ta sœur, sur sa tasse thé. Un toucher pour la réconforter un peu. Combien a-t-elle souffert depuis son départ… Ton dégoût pour la Nation du Feu s’élève. Pourquoi tant d’atrocités?

- C’est pas grave Ahloy, t’as fait ce que tu croyais devoir faire. Tant que t’es heureuse où tu es maintenant, réponds-tu.

Est-ce que tu lui en as voulu d’être parti? Peut-être un peu, mais jamais bien longtemps. Tu t’es senti abandonné, oui, mais tu savais que si elle était partie, c’était parce que c’était nécessaire. Même si tu ne comprenais pas vraiment pourquoi. Et aujourd’hui devant les larmes versées par ta sœur, tu ne comprends peut-être toujours pas tout à fait bien, Kesuk ce n’est pas un mauvais garçon, mais peut-être justement est-ce un peu injuste de ne pas laisser le choix aux jeunes filles.

Ses dernières révélations te laissent toutefois bouche-bée. Tu ne comprends pas trop ce qu’elle raconte. Atka, le frère aîné de Nirvelli, ta fiancée. Le frère aussi de Kesuk. Mais faire attendre qui? Quel collier. L’incompréhension doit se lire sur ton visage, parce qu’elle réaffirme vos retrouvailles, réaffirme que désormais que vous vous êtes retrouvés, elle ne quitterait plus jamais. Bon, tu ne crois pas que ce soit physiquement, parce que tu ne peux pas la suivre sur son bateau, tu veux poursuivre ton entraînement, devenir cultivateur de plein droit. Et tu ne peux tout de même pas lui demander de rester ici, d’abandonner son poste de capitaine.

Et il faut bien que tu lui résumes un peu ce que tu as vécu, pourquoi tu es parti.

- Je… c’est compliqué Ahloy, je ne comprends pas, souffles-tu.

Tu récupères ta main, délaissant les doigts de ton aînée pour te masser les tempes. Ces drôles de révélation, ça te donne plutôt mal à la tête, tu es confus. En fait, rien de ce qu’elle n’a dit sur sa rencontre avec Atka ne fait aucun sens.

- Elle… Nirvelli… Je crois que j’ai toujours eu le béguin pour elle, enfin… depuis… quand je suis devenu plus fort. Avant, je ne regardais pas les filles, enfin pas vraiment, de toute façon, on se demandait à chaque année si je survivrais à l’hiver, toujours malade, l’idée que je puisse peut-être me marier un jour… c’était impensable.

Tu secoues la tête. Ce n’est pas faux, après tout, tu étais… faible. Malade. Toujours alité. C’est un miracle que tu ne sois pas resté maigre et estropié. Ça ne te surprend pas qu’il ait fallu du temps à ta sœur pour reconnaître dans la grande carcasse bâtie que tu es devenue son petit frère.

- Elle a toujours été gentille avec moi, quand elle venait te voir à la maison, qu’elle attendait ton retour de quelque excursion. Mais c’est quand on nous a fiancé que j’ai commencé à vraiment…

Tu fermes les yeux. C’est la première fois que tu avoues les sentiments que tu as nourri pour la belle guérisseuse. Que tu nourris encore peut-être même. Tu ne sais plus. Il y a longtemps que tu as tout enterré cela pour ne plus souffrir. Vous n’étiez que des enfants. Tu ne sais pas mettre les mots sur ce que tu ressentais.

- Mais je ne comprends pas. Pourquoi m’attendrait-elle? Je suis parti parce qu’elle ne voulait pas de moi. Je ne voulais pas… Je ne voulais pas qu’elle soit obligée de passer sa vie auprès de quelqu’un qu’elle n’aimerait pas. Je comprends, j’étais l’enfant chétif, malade. Moqué et raillé. Jusqu’à ce que mon corps ne se transforme et ne devienne. Je croyais… Je croyais qu’elle serait déjà mariée. Elle… elle…

Tu n’arrives pas à laisser glisser les autres mots. Tu ne veux pas dire ce que tu as vu. Tu as peur que cela porterait préjudice à la jeune femme. Voir un autre homme que celui auquel elle était fiancée. Ce serait très mal vu. Et tu es parti pour lui accorder la liberté, pas pour salir son image. Et puis quel collier? Elle ne peut pas parler du collier que tu lui avais fabriqué. Ce collier que tu ne lui as jamais remis, en constatant qu’elle espérait celui d’un autre.

Tu cherches dans le regard d’Ahloy une explication. C’est une fille, peut-être qu’elle comprend mieux. Ou peut-être que ce n’est que toi, qui es complètement aveugle et idiot? Tout est confus. Ce serait plus simple si elle t’expliquait ce qu’Atka a dit plus en détail.

- Qu’est-ce que ça veut dire… les propos d’Atka, il doit y avoir erreur…