Depuis combien de temps le petit était parti ? Six heures, peut-être sept… Un peu trop à mon goût. Surtout si la variable des flammes emmerdeuses avait fini par venir mettre à mal notre mission pourtant simple. Avais-je eu tort de le laisser vadrouiller seul à la recherche de peaux pour l’équipage ?

“Hé Cap’taine, ça va ? “
“Ouais, ouais.”

J’avais répondu sur un ton nonchalant, bien trop agacée pour faire comme si de rien était. Accoudée sur le bastingage, je regardais au loin, priant la lune qui commençait à chasser le soleil pour sa parade nocturne. Bordel, pourquoi fallait-il que cela tombe sur la Tribu du Sud.

“Ca craint p’t’être non ?”

Un soupir ponctua la réflexion faite. Oh, oui, ça craignait, j’allais devoir aller le chercher le bougre, et le rapatrier par la peau des fesses à défaut de nous en avoir ramené.  

“J’y vais. Maintenez l’cap, et surtout la brume. J’prends une barque.”

Ni une ni deux, je fis danser mes bras dans les airs avec fluidité pour aller chercher mon moyen de transport, puis sautai à l’intérieur, aussi douce qu’un yack, pour me rendre à cet endroit que j’avais pris soin d’éviter depuis des années, Iju Guk'a.

Pourquoi maintenant me disais-je en glissant sur l’eau ? Peut-être parce que le petiot avait des ennuis, et qu’il était hors de question d’impliquer quelqu’un d’autre. Il s’était proposé et était parti sous mes ordres. N’ayant jamais rencontré de problème avec l’achat de peaux, j’avais été optimiste. Peut être bien trop. Mais là n’était plus la question, car les lumières dansaient enfin sous mes yeux malgré la neige qui s’était mise à tomber avec force. J’étais arrivée.  

Bien couverte, mon accoutrement un peu étrange ne laissant entrevoir que le haut de mon visage, je m’étais faufilée entre les habitations, bien plus rustiques que celles du Nord, afin d'atterrir à l’endroit tant recherché grâce à une grossière carte établie par l'équipage, Le QG de notre tanneur. Pourtant, une fois à l'abri du temps, je me surpris à ne voir aucun moussaillon perdu à l’horizon… Seul un vieil homme discutait avec une jeune femme, qui d’ailleurs, semblait travailler les matériaux dont j’avais besoin… et dont le charme n'avait pas échappé à une certaine personne au sein de l'équipage d'ailleurs.

** Et merde… Il est où… **

Faire demi-tour, ou poser des questions au risque d’attirer l’attention ? Le dilemme aurait pu perdurer un moment dans mon esprit, mais le fait de devenir la seule potentielle cliente me poussa à choisir la seconde option. Alors sans attendre une seconde de plus, j’allais découvrir ma bouche afin de ne pas passer pour une sauvage.

“Hrm, Bonjour, vous n’auriez pas servi un jeune garçon un peu plus tôt dans la journée ? Gringalet, tête à claque, habillé comme… un... “ ** pirate mendiant ** “comme quelqu’un…  pas d’ici ?”

La mode n’était pas ma préoccupation, mais il fallait bien avouer que le gosse avait un talent particulier pour afficher un accoutrement un peu grotesque. Selon lui, c’était pour le côté mystérieux. Quelle connerie… Et pourtant, c’était sûrement grâce à cette envie de ressembler à un illuminé qui allait me permettre de le retrouver. Le monde à l’envers.

Spoiler:

En l’espace d’un instant, les prunelles autrefois posés sur le visage de l’ancien dérivèrent vers un faciès inconnu. Yara resta un instant interdite tandis que la neige continuait à chuter comme des poignées de petits nuages. Elle entrouvrit la bouche quand le grand-père prit congé dans une révérence réduite, mais courtoise. Tenant à demeurer polie à son tour, elle le salua brièvement pour mieux dévisager calmement la jeune femme venant d’apparaître.

«Bonjour. Un garçon ? »

Les sourcils se froncèrent légèrement à mesure que la demoiselle tentait de se remémorer sa journée. Il y avait bien eu plusieurs bambins venus récupérer des peaux et d’autres bricoles, mais la description faite par l’inconnue la laissa rêveuse ; rien ne lui venait à l’esprit. Un individu ainsi dépeint ne devait pas laisser indifférent dans tous les cas !
La bouche tordue, le nez plissé, Yara inspecta une quelconque trace de souvenir possible avant de souffler doucement. Un mince flot de buée s’évapora aussitôt entre ses lèvres, signe de la température redoutable qui sévissait en ce jour. La brune remonta son regard sur celle qui était emmitouflée comme une pâtisserie.

« J’ai vu pas mal de monde aujourd’hui, mais personne ne correspond à ce que vous venez de me dire. Surtout qu’on remarque rapidement les gens qui ne sont pas du coin vous savez.»

C’était une question d’habitude. Même si Yara ne connaissait pas tout le monde à Iju Guk’a, elle aurait été en mesure de voir une différence évidente. Non pas que les étrangers n’étaient pas les bienvenus par ici, mais il s’agissait davantage d’une manière de se protéger au cas ou. Le Pôle Sud avait suffisamment subi pour devenir prévenant, peut-être même un peu méfiant, quoi que cela ne soit pas causé par un noir dessein. Ici, on désirait simplement veiller les uns sur les autres pour continuer à perpétrer les gestes ancestraux et sauver cette culture qui étaient la leur.
Plissant doucement les paupières, elle inspecta l’accoutrement atypique de son interlocutrice.

« Et visiblement, vous êtes avec lui non ? »

Pure spéculation. Sauf que cela l’avait tellement démanger qu’elle n’avait pu que céder, quitte à avoir un jugement hâtif au vu de la situation.

Retrouvant son air impassible, Yara se laissa envahir par les flocons qui s’amoncelaient sur ses tresses et ses épaules. Elle tenta de se souvenir si on avait parlé d’un petit à l’accoutrement bizarre courant de l’après-midi, mais elle fit à nouveau chou blanc. Voilà que le mystère s’épaississait et plus elle regardait la dame en face d’elle, plus elle sentait que ce n’était pas tout.

« Vous le cherchez pourquoi ? »

Etait-il un fugueur ? Ou même un petit voleur ? Tout était possible.

« Il ne fera pas long feu ce soir… Vous voulez de l’aide pour le retrouver ? »

Le gamin n’était pas passé, la jeune femme était sûre d’elle. Et d’ailleurs, son raisonnement logique avait écorché mon petit coeur… Car effectivement, j’avais beau qualifier mon moussaillon d’hurluberlu à cause de son style vestimentaire, je n’étais pas bien différente de lui à ce niveau. Une belle erreur de ma part, surtout en mettant les pieds à l’endroit où des membres de ma famille oubliée devaient habiter… Pourquoi n’avais-je pas réfléchi à ça avant ?

Fermant les yeux un instant comme pour essayer de chasser mon agacement, je reportai alors mon attention sur la demoiselle qui ne comptait pas me laisser filer aussi simplement pour tenter de remettre la main sur le gosse. En plus de poser pas mal de questions, elle restait extrêmement suspicieuse… Une attitude pas si surprenante que ça lorsqu’on connaissait le passif du coin. La Nation du Feu ne les avait pas épargnés… Et j'avais surement une apparence qui n'inspirait pas confiance.

“Disons qu’j’ai le devoir de veiller sur lui, et qu’il travaille pour moi.” commençai-je en tentant de jeter un oeil sur les alentours. “Normalement, vous avez une commande de peaux, au nom de Tibuo, nous v’nons deux fois par an pour ça, et il  a fait un caprice pour v’nir la récupérer à la place de la personne habituelle.” poursuivai-je en levant les yeux au ciel. “Comme vous dîtes, nous n’sommes pas du coin, et j’sais pas où est-ce qu’un gamin de seize ans irait en arrivant ici.”

Entre les vêtements, mon envie de regagner la mer et mon discours qui laissait sous-entendre que je devais être encore plus louche que lors de mon arrivée, je ne savais pas vraiment si la demoiselle allait vouloir m’en dire plus sur les alentours. De plus, il était hors de question de la traîner dans une affaire étrange, ou une altercation si vraiment toute cette histoire venait à mal se terminer.

“Je n’veux pas vous impliquer là d’dans, c’est gentil de -”

Soudain, des hurlements à glacer le sang retentirent au loin, changeant radicalement l’ambiance pourtant chaleureuse du coin. A l’affût, je me tournai vers l’horizon comme pour essayer d’entrevoir quelque chose.

“ C’quoi c’bordel…”

Une attaque ? Maintenant ? Aucune cendre ne se mélangeait à la neige, aucune fumée n’était visible au loin… Et pourtant, le tumulte ne se calmait pas pour autant. Il se passait quelque chose à l’ouest… Mais quoi ? C’était la seule information qui ressortait de mon analyse rapide.

“ Bougez pas, restez là.”

Avais-je l’impression que la demoiselle allait m’écouter ? Pas le moins du monde. Je m’étais exprimée par réflexe, à croire que je me trouvais toujours sur mon navire, prête à en découdre avec l’ennemi. Et pourtant, j’étais bien trop loin de la mer à mon goût, en terre inconnue, face à un peuple que je n’avais jamais côtoyé. Le Sud n’avait rien à voir avec le Nord, l’éclat qui brillait dans les yeux de l’inconnue me le prouvait clairement… Alors, avant même de me lancer dans une course vers une destination indéterminée, je me tournai vers elle une dernière fois pour rectifier le tir.

“ Vous v’nez ? “

L’explication fourni par la « tutrice » de fortune du vagabond rassura quelque peu la tanneuse, bien que celle-ci restait sur la réserve. Elle écouta l’inconnue parler dans le calme et finit par observer les environs maculé d’un blanc impeccable. Comme elle l’avait souligné un peu plus tôt, s’il n’était pas du coin, le petit ne ferait pas long feu dans ces terres hostiles. Le Sud était devenu une terre ravagée ou les coeurs demeuraient marqués par la méfiance. Voilà ce qu’était désormais cette nation chérie : un peuple inquiet, en plus de vivre dans un décor glaçant.
La brune inclina la tête sur le côté pour toiser celle lui faisant face. Sous ses couches de tissus, elle ne voyait pas grand-chose, mais personne ne méritait d’être laisser à lui-même, surtout quand la vie d’un gamin de tout juste seize ans était en jeu. Ses méninges s’activèrent pour tourner à vive allure.

« Il est peut-être allé à l’endroit ou il y a à boire. Les jeunes traînent souvent près des bars ou des salles de paris et de jeux. »

Car au cours de l’âge tendre, Yara avait vu plus d’un de ces amis se perdre dans des établissement afin de vider un verre ou deux. Ca réchauffait le coeur comme disait son oncle, toutefois elle s’était abstenue pour sa part.
Mais la main tendue fut refuser d’entrée de jeu. La jeune élémentale haussa les épaules, l’air désolé pour son interlocutrice. Si elle pensait s’en sortir par elle-même, soit, elle respecterait cela sans peine.

« C’est pour vous que je dis ça. Ce sera plus simple de retrouver votre protégé si vous êtes avec quelqu’un du coin. »

Et cet argument était des plus pertinent vu la situation.
Elles auraient pu continuer à converser durant de longues minutes ainsi, mais déjà des cris se faisaient entendre sur la banquise. Les iris noires de Yara se mirent aussitôt à pétiller d’une colère profonde. Elle ferma l’entrée de sa tante d’un mouvement de bras puis serra les mâchoires. Cette fin de journée venait de prendre un tournant singulier.

« J’en sais rien. Rien de bon en tout cas. »

Fallait-il réellement le préciser ?

Une première enjambée hâtive coupa net les propos de l’inconnue. Yara n’avait pas écouté. Elle ne le faisait que rarement désormais, son esprit était trop pugnace pour ça. Reste ici ? A ne rien faire ? Hors de question. La tanneuse humecta ses lèvres avant de s’arrêter un instant. Un regard par-dessus son épaule et elle tentait de voir si son oncle sortait de leur antre. Il était au chaud, en train de travailler, sûrement la tête ailleurs… Tant mieux.
Faisant volte-face suite à la demande de celle qui allait vraisemblablement l’accompagner, Yara opina du chef.

« Oui. »

Bientôt, ses jambes la portaient en dépit des masses de neiges qui bloquaient son avancée. Elle devait pressé le pas, car son envie d’agir pour les siens demeuraient des plus forte.

Cette fille avait du cran, je devais bien le reconnaître. Ce ne fut donc pas une surprise de la voir foncer dans le tas, prête à affronter l'inconnu…Peut-être avait-elle l’habitude, après tout, ces terres n’avaient pas connu la tranquillité ces dernières années. Vivre en étant constamment sur ses gardes devait forger le caractère. Décidément, la mentalité au Sud n’avait strictement rien à voir avec le Nord… Mais ce n’était pas franchement le moment de se plonger dans le passé ou encore d’imaginer ce qu’aurait pu être ma vie si jamais j’avais fini par rejoindre cette Tribu… Pour sûr, après quelques mètres difficiles à travers le village, nous tombâmes sur une neige qui n’avait rien d’un blanc immaculé.

La joie à l'état pur.

“D’accord…” lançai-je avec nonchalance à la vue du liquide rubis sur le sol.

Etait-ce du sang ? A première vue, cela y ressemblait fortement… mais aucun corps ne se trouvait là, et tout ceux qui étaient tombés sur la scène avaient déjà fui en hurlant. Alors je me tournai vers la jeune femme dont j’ignorais toujours le prénom, pour tenter de savoir ce qui pouvait bien lui traverser l’esprit.

“Une idée sur la chose ? ”

L’ambiance était glauque, et le fait d’avoir la vue brouillée par les nombreux flocons qui venaient s’écraser sur le sol ne venait rien arranger. Si l’ennemi rôdait aux alentours, son camouflage était parfait… ce qui avait le don de m’agacer. Utiliser ma maîtrise semblait être la seule solution, et pourtant, par peur des conséquences, je restai là, à observer, et à attendre… Mais attendre quoi au juste ?

“Merde, ça craint…” marmonnai-je dans ma barbe.

Pas de corps, pas de cendres, pas d’autres cris… Rien. Mais alors que le mystère paraissait irrésolvable, des rires se firent entendre dans le souffle du vent… Des rires.. moqueurs ?

“Vous entendez ?”

Des gamins. J’en aurais mis ma main à couper. Mais ce n’était pas tout. Oh que non. Parmi les éclats qui arrivaient jusqu’à nos oreilles, un ricanement particulièrement débile me fit frissonner de colère. Mon gus était dans le lot... j’allais le tuer et donner une bonne raison à ce sol horrible de se teinter en rouge.  

“Bordel de...”

Hors de question de crapahuter dans la neige une seconde de plus.  Ni une ni deux, je balançai mes mains dans les airs, en alliant fluidité et rapidité, afin de nous tracer un chemin glacé pour nous conduire tout droit jusqu’aux vilains garnements. Consciente que je venais clairement de me griller, je me tournai vers la demoiselle qui m’accompagnait afin de l’inviter à emprunter la route fraîchement tracée en faisant comme si de rien était et en espérant surtout qu’elle ne viendrait pas poser trop de questions.

“ Prête pour donner une leçon ? ”

La mauvaise farce ne me faisait pas rire, et j’étais persuadée qu’il en était de même pour celle qui avait décidé de m’aider et qui ne devait pas avoir pour habitude de se laisser mener par le bout du nez.