Une invitation chez les Kuroda. La teneur de la lettre l’avait plus que surpris, lorsque Seiya l’avait reçue peu de temps auparavant. Certes, les Sakai et les Kuroda avaient en règle générale plutôt des bonnes relations (à l’exception, notable, de Maître Kaori et de la Commandante Kuroda),mais que l’on l’invite lui personnellement..voilà qui avait suscité chez lui quelques interrogations.  Qu’est-ce qui pouvait bien amener Kuroda Juan à l’inviter dans sa demeure ? La seule Kuroda que Seiya avait connu (un peu), cela avait été la commandante Kuroda justement….. et on avait vu ce que cela avait donné ! Des remontrances, et des angoisses existentielles sur la suite de sa vie, qui avaient fini par générer chez lui de l’amertume et de la rancoeur..qui l’avaient poussé vers le Temple.  Le reste de la famille Kuroda ? S’il les connaissait de vue, ils restaient pour lui surtout des noms à placer sur un arbre généalogique. Triste, mais normal. Il n’était qu’un gamin après tout, pas encore très intéressant. Peut-être tant qu’il n’était pas sur le “marché” des célibataires à marier, il resterait invisible ; mais ma foi, cet état de fait lui convenait bien. Il doutait cependant qu’il soit invité par la dame Kuroda pour parler de mariage entre lui et une de ses filles. Outre le fait qu’il doutait qu’un mariage Kuroda-Sakai soit accepté (ou même seulement envisageable), ses parents auraient été invités. Et lui..n’aurait eu qu’à sourire et dire merci. Il le savait. Heureusement pour lui, ses parents semblaient plus décidés à ennuyer Jun avec ces questions..pour le moment.

Ceci dit, cela n’arrangeait pas ses affaires, et Seiya sentait une boule se former dans son estomac à mesure qu’il s’approchait de la demeure Kuroda. Il n’aimait pas ne pas savoir - que sa vie lui échappe. Il ne pouvait qu’être sûr d’une chose : ce n’était pas pour prendre le thé qu’il avait été invité. Il était à Hikyo ; il y avait toujours une intention cachée derrière chaque parole, chaque geste, chaque mot envoyé. Il ne le savait que trop bien. Alors..il ne pouvait que rester sur ses gardes, tout en maintenant l’apparence du jeune homme de bonne famille poli, un peu rêveur, qu’il était censé être. L’artiste. Il pouvait juste espérer que la dame Kuroda soit moins insultante que les parents Shao, qui l’avaient insulté en public, songeait-il en suivant à présent le domestique qui le menait vers le pavillon. Attentif à son environnement, il prenait note de chaque tournant et chemin emprunté, pour arriver enfin au lieu où la maîtresse de maison l’attendait..avant de se lever pour le saluer. C’était bien la première fois que l’on se montrait aussi poli envers lui, songea-t-il.

“C’est votre invitation qui m’honore, Dame Kuroda.” salua-t-il en s’inclinant profondément, les mains formant la flamme de la Nation du Feu. Evidemment il n’était pas venu en tenue du Temple du Soleil Pourpre, cela aurait trop l’air d’une provocation envers les Kuroda ; il avait donc revêtu le rouge soutenu de leur patrie. Il devait faire très attention, le moindre faux pas aurait des conséquences catastrophiques. Ainsi s’assit-il à sa suite, le maintien bien droit.

“Votre jardin est absolument magnifique”, répondit-il en regardant autour de lui. “Il a été établi avec beaucoup de goût. On dirait une œuvre d’art.” Et ainsi évitait-il une bourde en assumant que c’était de son fait, ou celui de son époux, le Ministre Kuroda Takezo. Pression supplémentaire à son égard. Il entendait presque encore les recommandations de Mère, extatique, à son oreille, lorsqu’il lui avait annoncé avoir été invité par les Kuroda. “Si Dame Kuroda me recommande ce thé à la rose, c’est avec plaisir que j’y goûterai.” Il était amateur de thés lui aussi, bien que pas au niveau de Kuroda Juan.

Malgré tous ses efforts pour se calmer, Seiya restait tendu comme un arc. Il avait bien trop conscience de la précarité de sa position ; qu’au moindre mot de travers de sa part, les conséquences risquaient de tomber, et qu’il ne les apprécierait guère. Il n’était pas en face de n’importe qui ; il parlait à la femme du ministre Kuroda, rien que cela, et en tant que tel il devait se montrer extrêmement respectueux. D’autant plus qu’elle l’avait invité chez elle. Pas question de passer pour un invité irrespectueux, sans-gêne ou sans éducation. Il ne voulait pas créer un incident diplomatique entre les Kuroda et les Sakai.Alors oui, il pesait le moindre de ses mots.

“Il faut reconnaître un travail de qualité lorsque l'on en voit un.” répliqua-t-il simplement. Ne pas être trop bavard non plus. Il n’était qu’un jeunot, sa place n’était pas celle d’un grand orateur. Qu’il réponde succinctement mais avec politesse, voilà ce que l’on attendait de lui. (Et moins il parlait, moins le risque d’offenser quelqu’un était grand, pourrait-on ajouter.) De toute façon cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus très prolixe. Enfant oui, lorsqu’il se laissait submerger par ses émotions et se transformait en véritable moulin à paroles -surtout lorsqu’il était en panique. Plus maintenant. Il avait grandi, il avait mûri ; il avait appris les avantages de fermer sa grande bouche sauf quand on lui posait des questions. Peut-être qu’il paraissait grossier du coup ? s’inquiéta-t-il brièvement. Put-être. Est-ce qu’il passait pour un idiot ? Certainement. Mais n’était-ce pas là le déguisement qu’il avait choisi de revêtir ? Juste I’artiste des Sakai, un jeune qui ne servait pas à grand -chose ? Si. Même si cela le rendait fou, parfois - mieux valait être sous-estimé qu’être surestimé.

-Certes, mais je ne pourrais pas le savoir sans goûter, n’est-ce-pas ? osa plaisanter le jeune homme. Son hôtesse lui donnait l’impression de ne pas être tant à cheval que ça sur le protocole, contrairement à ses propres parents. Que de leçons d’étiquettes avait-il reçu, tant de moments à se faire corriger sa posture, son langage, son comportement ; de réflexions, de longs moments où il se faisait disputer ; d’impression qu’il ne serait jamais à la hauteur, qu’il n’arriverait jamais à retenir toutes les règles de l’étiquette de la Nation du Feu. Et voilà le résultat : il était presque angoissé à l’idée de commettre un faux-pas vis-à-vis d’une personne importante. Pour la énième fois, il regrettait de ne pas être comme Jun : libre.

Alors enfin, il osa goûter le thé que lui proposait Dame Kuroda, prenant bien le temps d’en examiner les saveurs et arômes.

“Ce thé est très intéressant” , avoua-t-il. Je le trouve d’une incroyable délicatesse. Il est extrêmement bon.” Il allait falloir qu’il se renseigne pour trouver un marchand capable de lui procurer ce thé - parce qu’il serait plus qu’heureux à l’idée d’en avoir quelques boîtes à la maison, pour sa consommation personnelle. Sans nul doute, Mère l’apprécierait aussi - Jun aussi, peut-être ? Mais cela, comme il l’avait dit, on ne pouvait pas savoir sans goûter.

Pris dans ses réflexions, il faillit ne pas entendre la phrase suivante de la Dame Kuroda - et se figea, envahi par un maelstrom d’émotions.

“C’est un grand honneur que vous me faites, je ne suis que médiocrement doué.” s’inclina-t-il enfin. Toujours diminuer ses talents, ne pas passer pour un imbécile arrogant. Il osa lever le regard vers Kuroda Juan. “ Pourriez-vous me donner plus d’indications sur l’oeuvre que vous désirez ? Préféreriez-vous un portrait, un paysage, un éventail peint ? Ou une calligraphie peut-être ?” Tout cela, il en était capable, mais il allait avoir besoin de davantage de détails.

La Dame Kuroda semblait adorer le thé. Seiya ne put s’empêcher de le noter, en voyant la passion avec laquelle elle parlait du breuvage qu’elle lui faisait goûter. Elle avait l’air si heureuse, en voyant qu’il appréciait le thé qu’elle lui proposait.Il ne savait pas trop pourquoi il faisait attention à ce genre de petits détails. Par politesse, si d’aventure elle l’invitait de nouveau ? Ou alors selon un principe d’une froideur méthodique, quelque chose bien digne de Mère : noter tous les détails sur ses interlocuteurs, parce qu’on ne savait jamais, de telles observations pouvaient être utiles plus tard ? Ou simplement parce qu’il était si difficile de passer à côté de la façon dont son regard s’illuminait, de la chaleur et l’enthousiasme avec lesquels elle  parlait du thé ? Peut-être un peu des trois, même si la deuxième possibilité le navrait un peu d’un côté. Lui qui se pensait différent de ses parents - surtout de Père-, finalement il voyait bien qu’il leur ressemblait plus qu’il ne l’aurait pensé. Ne l’aurait voulu. Mais n’était-ce pas leur milieu qui voulait ça ? Toujours faire attention à tout, surveiller les paroles des autres, parce que cela pouvait révéler des choses sur eux, des choses dont on pouvait se servir par la suite ? Même s’il ne voyait pas dans quel contexte l’adoration de la dame Kuroda pour le thé pourrait lui être réellement utile.

“Cela serait avec plaisir. Je me réjouis à l’idée de le faire goûter à Mère, il me semble qu’elle pourrait beaucoup l’apprécier.” Ce n’était pas un mensonge. Mère savait apprécier un bon thé elle aussi, et elle faisait ô combien attention à la qualité des thés qu’elle servait lorsqu’elle recevait des invités.  La qualité du breuvage était porteuse d’un message,parfois ; jamais elle n’aurait gaspillé ses meilleurs thés pour une personne qu’elle haïssait,même si aucun n’était moins que bon, voire très bon.  Enfin, c’était là ses théories. Soyons honnêtes : Seiya recevait très peu d’invités. Parce qu’il n’était pas intéressant, parce qu’il n’était qu’un artiste, et par-dessus tout parce qu’il n’était pas sociable. Il n’aimait pas les gens.Surtout pas la noblesse de la Nation du Feu..et il n’était pas assez lié avec ses condisciples du Temple pour les inviter chez lui. Etait-ce un mal, était-ce un bien..

Mais voilà que son hôtesse changeait complètement le cours de ses pensées, car elle lui annonça vouloir lui passer une commande. Seiya faillit en rester bouche bée, mais heureusement que sa -bonne- éducation reprit le dessus, et que d’emblée il la remercia, en diminuant ses talents. Se montrer humble, toujours, même s’il savait qu’il était bon en peinture. Il n’était jamais complètement satisfait de ce qu’il faisait, mais c’était ainsi : depuis trop longtemps, on lui répétait qu’il était doué, que ses oeuvres étaient remarquables. Il en était venu à le croire, même si ce n’était qu’un peu ; parce que les défauts de ses oeuvres lui sautaient toujours aux yeux lorsqu’il avait fini.

“Je comprends. Je n’ai jamais fait de portrait de famille, mais je vous promets de ne vous rendre qu’un travail parfait , dussé-je y passer des nuits blanches.” Il préfèrait être honnête. La démarche de la Dame le touchait, d’un certain côté. Immortaliser sa famille, avant que ses enfants ne quittent le nid..ou probablement, vu la vocation militaire des Kuroda, ne rejoigne l’armée...non, il trouvait cette idée émouvante d’un côté. Mère n’aurait jamais eu ce genre d’initiatives…ou alors, pas avec ce genre d’arrière-pensée.“Je vous remercie de votre confiance ; j’espère ne pas vous décevoir.” Seiya s’inclina, brièvement, par politesse.

C’était une marque de confiance de l’avoir choisi, et il n’allait pas l’oublier. Il ne pensait pas que c’était simplement parce que les Kuroda et Sakai étaient amis ; avait-elle déjà vu quelques-unes de ses œuvres ? Avait-elle eu des échos de cette fameuse soirée chez les Shao, lorsque Mère l’avait forcé à montrer l’éventail qu’il avait peint et qui avait suscité des réactions admiratives ? Comment savoir. En tout cas, cela l’honorait. Ne restait qu’à se contrôler un peu, et ne pas lui laisser ce succès lui monter à la tête ; parce que si d’avance cela lui arrivait, le retour à la réalité risquerait d’être brutal.

Que l’une des membres de la prestigieuse famille Kuroda lui passe une commande, voilà faisait définitivement du bien à l’égo du jeune homme. C’était comme si un poids s’était ôté des épaules de Seiya ; la reconnaissance de tout le travail artistique qu’il avait fourni jusque là. Il n’avait pas passé des heures face à sa table de peinture pour rien ; il n’avait pas subi remontrances et critiques de son si sévère professeur de peinture pour rien non plus.C’était là une de ses consécrations, la preuve qu’il n’était pas un si mauvais artiste que cela - l’autre, la plus importante peut-être, mais certainement la moins sincère, ayant été lorsqu’il avait été amené à réaliser des portraits du Seigneur du Feu Azulon. Moins sincère, parce qu’il s’agissait de son oncle du côté légitime -un Hino-, et que c’était sans doute pour Azulon une façon de s’assurer qu’il n’aurait rien à craindre de ce Sakai-là, parce que maintenant, il devait se montrer plein de gratitude . Et que probablement, quelqu’un de la famille avait glissé un mot ou deux auprès du Seigneur du feu. Le prestige restait néanmoins là. Alors que pour la Dame Kuroda..c’était un peu plus dû à ses propres talents.. du moins il voulait le croire. Là aussi, il devait se montrer redevable - se montrer digne de l’honneur qui lui avait été fait. Autrement dit, ne pas se planter. Cela pourrait être une opportunité incroyable pour lui de s’introduire dans les cercles de la noblesse - la noblesse légitime- de la Nation du Feu, et de façon un peu plus agréable que lorsque Père et Mère le traînaient à des banquets. Peut-être qu’alors, on le traiterait un peu mieux. Peut-être qu’on le regarderait moins de haut à cause de sa naissance.

L’échec n’était pas envisageable. C’est pour cela qu’il annonça à la Dame Kuroda que malgré son manque d’expérience dans les portraits - il fallait bien être honnête-, il ne lui rendrait pas un travail qui serait moins que parfait à ses yeux. Dût-il y passer la nuit. Ce n’était pas comme si son sommeil était si important de toute façon. Cela faisait des années que son sommeil était agité, malgré les infusions  qu’il se préparait lui-même. Ce n’était pas une erreur de dosage, sans quoi il en aurait payé les frais, mais bon..A moins de brûler des tonnes d’encens pour apaiser son esprit avant qu’il s’endorme, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire de plus. Seiya ne voulait pas prendre le moindre risque d’accoutumance. C’était trop dangereux. Il ne voulait pas finir dépendant de la moindre petite substance.

“Ne vous en faites pas pour cela, Dame Kuroda. Je pense être capable de réaliser votre commande.”  Quoiqu’elle en dise, il recommencerait autant de fois qu’il le faudrait pour que le résultat soit rien de moins qu’impeccable. Qu’importe s’il se ruinait en papier, en encres ou en pinceaux.  N’importe quelle commande méritait sa plus grande attention, et surtout, la perfection. Ou du moins, ce qui se rapprocherait le plus de la perfection.

L’échec n’était pas envisageable.

“Je ne mérite pas votre sollicitude, Dame Kuroda.”  Il s’inclina en remerciement. Politesse, toujours.  Rends fier tes ancêtres. “Mais ne vous en faites pas pour ma santé. Je suis encore jeune, elle est excellente.”  Plus pour très longtemps, et cela, le jeune homme en était parfaitement conscient. Il le savait depuis longtemps déjà, que la cultivation du Temple avait un prix. Déjà il avait l’impression d’avoir froid en permanence. Que son humeur était plus volatile qu’avant. Avant..avant il avait une sensibilité exacerbée, certes. Mais maintenant, il se trouvait plus prompt à la colère.  Tant pis. Tel était le prix de ne plus se sentir inutile.

Il n’empêchait, qu’il souriait doucement devant l’attitude quasi-maternelle de Kuroda Juan. S’il avait pensé qu’une quasi-inconnue s’inquièterait à ce point pour lui, comme s’il avait été l’un de ses enfants..Ah. Ca, il n’aurait même pas pu l’envisager. C’était une idée trop bizarre et étrangère.  Et peut-être qu’au fond, il voulait lui rendre le meilleur travail possible ; rien que pour sa sollicitude et sa bienveillance.

“A ce propos..Avez-vous d’autres exigences particulières pour votre commande ?”  Autant qu’il le sache de suite, avant d’avoir terminé son œuvre et de se rendre compte qu’au final, rien n’allait. “Puis-je aussi vous demander s’il y a des jours où vous et votre famille êtes occupés dans les prochaines semaines ? Je ne voudrais pas me présenter à votre porte et m’apercevoir que c’est une journée où vous avez déjà des obligations.”  Surtout qu’il lui faudrait sans doute du temps pour, en quelque sorte, apprivoiser chacun des membres de la famille dont il devrait faire le portrait. Se rendre compte de ses particularités physiques, de son caractère ; déterminer comment il devait retranscrire ses éléments dans le portrait de famille qu’il ferait.